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Nos Lecteurs ont la Parole

Peut-on encore éviter le pire ?

Je m’appelle Georges, j’ai 50 ans. C’était le mercredi 30 octobre 2019, dans une file d’attente devant un distributeur automatique de billets. Je m’appelle Nour, j’ai 37 ans. C’était le vendredi 8 mai 2020, parmi une foule insouciante au risque de contamination. Je m’appelle Karim, j’ai 22 ans. C’était le mardi 4 août 2020 à Mar Mikhaël. Je m’appelle Yara, j’ai 28 ans. C’était le 15 août 2020, dans la ligne de tir de la police du Parlement. Je m’appelle Nabil, j’ai 20 ans. C’était le 3 novembre 2020 au milieu d’un clash entre étudiants lors des élections à l’université. C’était devant une banque, dans un supermarché, sur un balcon à Beyrouth avec vue sur le port, à la place des Martyrs, dans ma voiture, dans la rue. C’était hier, dimanche dernier, un après-midi…

Aujourd’hui, le Liban offre un spectacle de fin du monde. Une fin du monde qui prend plusieurs formes : épargne confisquée, pandémie incontrôlable, explosion semi-nucléaire, crises économique, sociale, politique, écologique, sanitaire, humanitaire, violence des forces policières, indifférence des gens d’en haut au malheur des gens d’en bas, recherche de bouc émissaire, basculement dans la misère, famine, conflits politiques, émigration… Effondrement partout.

Comme dans la fable de La Fontaine Les Animaux malades de la peste, «  ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.  »

Il n’y a pas si longtemps, lorsque aucune urgence ne semblait presser, on ne voyait rien arriver, le pire était improbable. On continuait à participer à l’ivresse collective et à nous distraire pour cacher la médiocrité de notre quotidien.

Aujourd’hui, lorsque l’inévitable ne peut plus être évité et que tout semble perdu, le pouvoir continue à nous distraire pour banaliser le danger. Il faut surtout renouveler sans cesse les diversions communautaires et stimuler les grandes peurs pour resserrer chaque communauté derrière son chef. Gouverner, c’est faire peur. Changer tout pour ne rien changer. Il ne faut surtout pas abîmer le modèle.

Quant à nous, pris au piège, on tourne en rond et on s’enfonce de plus en plus dans le déni. On ferme les yeux pour ne pas être vus, croyant ainsi échapper à la certitude du pire. Mais à notre insu, on s’adapte à une vie dégradée et on restreint notre quotidien à une lutte contre la misère pour assurer le minimum vital pour survivre.

On a le sentiment d’être des condamnés à mort, et notre seul espoir est de nous échapper d’ici, n’importe où, pour nous réconcilier avec le fait d’être vivant. Quand rien n’est possible, tout devient possible. On s’abandonne aux miracles et aux prophéties. Notre passé tout récent devient nostalgique et notre futur messianique. Dans le vide de notre existence, on cherche surtout à combler un des besoins les plus douloureux : le manque d’avenir.

En chute libre, au milieu du chaos et des incertitudes du temps dans lequel nous vivons, pouvons-nous encore éviter le pire ? Voulons-nous vraiment l’éviter ? Notre dégénérescence n’est pas arrivée du jour au lendemain. C’est un long processus dont on ignore la fin. C’est quand, la fin de la fin ? Quand le chaos s’installe et s’étend à travers des ruines. Après l’effondrement, le pays s’enfonce dans la marginalisation, aucune aide à espérer, personne pour te sauver. Tous contre tous et chacun pour soi. De quoi seras-tu vraiment capable dans ce bel avenir ? Dans quelle mesure sauras-tu t’adapter et te défendre ? Le plus important est de ne pas t’abandonner dans la descente.

Non, je ne suis pas une pessimiste. Je suis simplement une optimiste consciente et je crois fermement que rien n’est en réalité fini. Même si, aujourd’hui, on a l’impression qu’il est trop tard, le pire n’est jamais certain. Quand tout semble perdu, tout peut être sauvé. Il existe toujours une opportunité pour tout recommencer. La question est de savoir par où commencer. Du dedans d’abord puis vers le dehors. Reconnaître nos faiblesses, nos erreurs, nos lâchetés, nos renoncements, notre fausse résilience. Quand avons-nous laissé le monde nous échapper ? Quand avons-nous fait en sorte que notre finitude soit possible ? Prendre conscience de nos besoins en tant qu’êtres humains pour vivre une vie qui mérite d’être vécue et non pas seulement pour survivre. Puis regarder vers le dehors en tant que peuple. De quoi sera fait l’avenir ? Quelle politique voulons-nous mettre en place pour le monde d’après ? Quels seront les valeurs et les principes de ce monde ? Quelles sont les habitudes que nous sommes prêts à délaisser pour sauver le Liban ? Comment réinventer un vivre-ensemble, rétablir les liens rompus, un nouveau contrat social ? Que faut-il faire pour atténuer la chute pour ceux qui souffrent ?

Il faut utiliser la peur, mais pas n’importe laquelle. Abandonner celle qui nous asservit et qui nous enchaîne pour la peur qui déclenche un déclic – tout d’un coup, on comprend quelque chose qu’on ne comprenait pas avant – et qui a pour vocation de nous inciter à changer nos comportements. Le but est de faire peur pour faire agir, paniquer l’homme pour le sauver, passer du déni à l’évidence. Il s’agit en réalité d’imaginer le pire scénario et de le considérer comme certain afin de tout faire pour l’éviter.

Le pire scénario est la désintégration du pouvoir central et le basculement de la société vers un monde tribal fait de violences et de vengeances. C’est un état de guerre permanente, la guerre de chacun contre tous pour s’accaparer les ressources communes. Cette reféodalisation confessionnelle du pays empêchera toute coopération internationale. Elle alimentera les guerres et rendra impossible toute action coordonnée pour faire face à l’apocalypse. Un autre scénario du pire est le basculement dans les extrêmes : la dictature, qu’elle soit politique, religieuse ou financière.

Au-delà des scénarios du pire, toutes les possibilités sont ouvertes. Prendre conscience de notre qualité humaine et citoyenne en tant que peuple qui aspire à un État central, quels que soient sa forme et son périmètre. Et surtout agir au plus tôt. Agir à partir d’une vision fondée sur des principes et des valeurs humaines comme la dignité, l’égalité et la liberté. Mais du moment où les principes et les valeurs sont corrompus, la politique devient un outil de domination, fossoyeur des libertés, et source d’injustice et d’inégalité.


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Je m’appelle Georges, j’ai 50 ans. C’était le mercredi 30 octobre 2019, dans une file d’attente devant un distributeur automatique de billets. Je m’appelle Nour, j’ai 37 ans. C’était le vendredi 8 mai 2020, parmi une foule insouciante au risque de contamination. Je m’appelle Karim, j’ai 22 ans. C’était le mardi 4 août 2020 à Mar Mikhaël. Je m’appelle Yara, j’ai 28...

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