Rechercher
Rechercher

Idées - Drame du 4 août

Remettre le patrimoine au cœur de la réhabilitation de Beyrouth

Remettre le patrimoine au cœur de la réhabilitation de Beyrouth

Des bâtiments à valeur patrimoniale dévastés dans la diversité urbaine de Beyrouth. Photo Dia Mrad (BHI)

C’est dans les quartiers les plus affectés par la catastrophe du 4 août 2020 qu’est conservée une grande partie du patrimoine bâti de Beyrouth : Saïfi, Medawar, Rmeil, Gemmayzé, Mar Mikhaël, Jeïtawi, la Quarantaine, ainsi qu’Achrafieh, dans une moindre mesure. Leur population y vit dans la mixité sociale depuis près d’un siècle. Elle s’y est maintenue durant et après les années de guerre civile, préservant de facto le tissu bâti – catalogue hétéroclite de l’architecture au Liban entre 1860 et 1975 –, mais aussi le patrimoine dit intangible : les usages, le capital humain, la richesse et la vitalité des liens sociaux.

Les destructions ont ravagé un territoire couvrant près du quart de la superficie de la ville dans des proportions inégalées. Quelques secondes ont suffi pour provoquer plus de dégâts matériels qu’une décennie de guerre civile. Le traumatisme est intervenu, de surcroît, sur un territoire fragile. À partir des années 2000, ces quartiers ont connu un développement « organique » non planifié à l’ombre de l’inertie des services publics. À leur population mélangée, faite d’artisans, de grands et petits commerçants, de tous âges et toutes classes sociales confondus, s’en est greffée une autre, attirée par la vie de quartier ainsi que par la spécificité urbaine – l’une et l’autre malmenées ailleurs par la reconstruction sans âme du centre-ville, et par la frénésie immobilière dans les quartiers péricentraux.

D’abord timide, cette dynamique a été renforcée par l’implantation de cafés, pubs et restaurants qui trouvaient là un cadre urbain approprié et, il faut le souligner, un territoire oublié. Leur liberté d’implantation a bénéficié de l’absence de contrôle strict du ministère du Tourisme et de la municipalité, ainsi que de baux commerciaux attractifs en raison de la loi obsolète sur les loyers. Gemmayzé et Mar Mikhaël devinrent subitement des quartiers surinvestis aux infrastructures vétustes soumis à une gentrification partielle et à une activité immobilière soutenue – quelque peu ralentie par les objections aux démolitions des anciens bâtiments de la Direction générale des antiquités (DGA). Quant au quartier de la Quarantaine, situé aux confins du territoire municipal, dévasté par la guerre civile, il changea progressivement de visage alors que s’y projetaient de nouvelles ambitions de développement immobilier. La crise économique de ces dernières années a marqué un ralentissement de ce processus ; le cataclysme du 4 août lui a asséné un coup de frein brutal.

Stratégie sur 4 axes

Initiée avec l’appui de la Fondation nationale du patrimoine au lendemain de l’explosion, la Beirut Heritage Initiative (BHI) s’est donné pour mission de contribuer à réhabiliter le patrimoine de la ville, face à l’absence de réponse coordonnée de la part des institutions – à commencer par le conseil municipal de Beyrouth dont l’incurie s’inscrit dans la « logique » de plusieurs décennies de laisser-aller politique et urbain. Forte de l’historique et de l’expertise de ses membres dans la sauvegarde du patrimoine, et dans un esprit fédérateur, la BHI se positionne au cœur du processus de réhabilitation inscrit dans une vision urbaine large. Un protocole de levée de fonds et de fonctionnement transparent a été mis en place, contrôlé par la compagnie internationale d’audit Ernst & Young.

Nous avons établi notre stratégie en partant de l’urgence à consolider les bâtiments à caractère patrimonial – souvent occupés par une population à terre –, suivie d’un plan d’action à moyen et long terme pour la reconstruction et la préservation du patrimoine tangible et intangible. Cette stratégie impliquera, certes, les institutions – sortiront-elles de leur léthargie? –, et surtout les acteurs sur le terrain parmi lesquels se révèle la formidable énergie des jeunes, et des femmes en particulier.

Lire aussi

Liban : Le spectacle de la décomposition

Les mesures de protection et de revitalisation du patrimoine que nous préconisons dans le cadre d’une stratégie urbaine figurent en tête des objectifs culturels du cadre de réforme, de relèvement et de reconstruction (dit plan 3RF) publié en décembre dernier par l’ONU, l’Union européenne et la Banque mondiale.

Le premier axe de notre stratégie a porté sur les opérations d’urgence. Les bâtiments anciens, en particulier ceux construits avant 1930, ont été gravement ébranlés par le choc de l’explosion. Toitures soufflées, façades éventrées, parois effondrées : outre les dommages infligés aux huisseries et au mobilier, des dégâts structurels importants mettent en péril la pérennité du patrimoine bâti de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, déjà mis à mal par l’absence de mesures efficaces de protection – en dépit des efforts de quelques ministres de la Culture au cours des 30 dernières années. Les mesures d’urgence ont consisté à étayer les structures et protéger les bâtiments des intempéries, mettant à l’abri la grande majorité des bâtisses les plus gravement affectées. Des travaux moins lourds de restitution des huisseries ou de reconstruction partielle de façades (dont celles aux trois arcades emblématiques) ont été coordonnés avec des ONG partenaires pour accélérer le retour des habitants. Ces travaux d’urgence ont été financés par des aides d’institutions internationales telles qu’Aliph, ou par des donations locales et de la diaspora.

Simultanément, il nous a paru indispensable de nous investir dans l’encadrement technique à l’adresse des ONG et des professionnels du bâtiment, architectes, ingénieurs et artisans. Ces derniers, à l’exception des spécialistes, sont formés aux techniques modernes de construction en béton armé et ciment : il y a une méconnaissance des techniques traditionnelles de pierre de taille, mortier de chaux et planchers de bois, et de leurs particularités. Appuyés par la Fondation de France, nous lançons une action pédagogique en deux volets avec des chercheurs et des spécialistes reconnus de la restauration : la publication de manuels de restauration des bâtiments de Beyrouth, pour la période 1860-1930 et pour la période moderne (1930-1970) ; et l’organisation d’ateliers de formation à l’adresse des ONG et des professionnels du bâtiment. En complément, nous avons établi un programme de support technique aux habitants et aux intervenants à travers des missions d’inspection, d’expertise et de conseil.

Aides insuffisantes

Le troisième axe est relatif au processus de reconstruction. La restauration des bâtiments anciens est un processus lent et long, qui demande des fonds substantiels. Le coût de la remise en état du parc du patrimoine est estimé par la DGA et les divers rapports d’experts à 300 millions de dollars (sur un montant de 2 milliards de dollars pour l’opération globale de reconstruction) ; il ne prend pas en compte les montants qui devraient être alloués au patrimoine moderne (1930-1970), ni, plus largement, les bâtiments trop longtemps livrés à l’abandon et délabrés bien avant le 4 août. Les aides reçues à ce jour par l’ensemble des ONG pour ce secteur, d’ailleurs entièrement consacrées aux travaux d’urgence, ne représentent pas 1 % des besoins. Cet écart abyssal s’explique par la crise économique locale et mondiale, mais surtout par l’incapacité des institutions publiques locales à désamorcer la méfiance des donateurs, clairement exprimée durant la conférence d’aide à la population libanaise début décembre. Or les institutions internationales ne traitent en général qu’avec les services publics. La BHI a établi un partenariat avec plusieurs ONG pour grouper les ressources, les investir dans la réhabilitation d’îlots (« clusters ») et y ramener la vie. En effet, réhabiliter un bâtiment isolé n’a pas de sens tant que les constructions riveraines sont abandonnées. Ayant identifié cinq « Heritage Clusters » prioritaires, nous organisons l’intervention en coordination avec la DGA et des associations (Together Li Beirut, LiveLoveBeirut, Bebwshebbek, March…) autour de bâtiments emblématiques. Par exemple, la restauration de la fameuse « Maison Bleue », financée par la Honor Frost Foundation, sera le catalyseur du « Shoreline Cluster ».

Enfin, le dernier axe concerne l’avenir de la ville dans son ensemble. Il est en effet indispensable de lancer aujourd’hui la réflexion sur le plan d’aménagement urbain de Beyrouth – tout Beyrouth – que les autorités ont renoncé à entreprendre depuis la fin de la guerre civile. La BHI a exposé le contexte des quartiers dévastés et leur rapport à la ville auprès de la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, et de la délégation accompagnant le président Macron. Cette introduction s’inscrit dans une vaste entreprise d’évaluation de la situation de la ville et de son avenir. Placée sous l’égide de l’ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth en partenariat avec les institutions académiques et les professionnels de l’urbanisme, cette action vise à établir un cadre (« development framework ») en optimisant les délais et les coûts : rassembler, mettre à jour et opérer la synthèse des études établies et/ou approuvées ces dix dernières années ; en tenant compte de la préservation du patrimoine bâti, des espaces verts, des liaisons urbaines aussi bien que des paramètres sociaux et économiques et du développement des infrastructures…

Toutes ces actions ont un coût. La BHI a compté jusqu’à présent sur l’engagement de ses volontaires, le support de quelques donateurs, institutionnels et individuels, ainsi que sur le partenariat des forces vives de la société civile. Mais en attendant que les institutions libanaises se libèrent du clientélisme et prennent leurs responsabilités à l’égard de tous les citoyens, la réalisation de nos objectifs à moyen et long terme ne saurait se concrétiser sans un support substantiel de la diaspora libanaise, et des instances internationales qui n’ont pas tenu les promesses annoncées dans les jours suivant la catastrophe.

Beyrouth a le potentiel de recouvrer son rôle en termes de civilisation, encore faut-il que les volontés individuelles et collectives, dedans comme dehors, se mobilisent fortement pour contrer son effondrement, pour remettre la ville debout. 

Architecte, membre de la Beirut Heritage Initiative.

C’est dans les quartiers les plus affectés par la catastrophe du 4 août 2020 qu’est conservée une grande partie du patrimoine bâti de Beyrouth : Saïfi, Medawar, Rmeil, Gemmayzé, Mar Mikhaël, Jeïtawi, la Quarantaine, ainsi qu’Achrafieh, dans une moindre mesure. Leur population y vit dans la mixité sociale depuis près d’un siècle. Elle s’y est maintenue durant et après...

commentaires (1)

Oui nous avons tous peur qu’un « Solidaire. épisode 2 » ne vienne effacer ce qui restait du patrimoine de Beyrouth, architectural, social et culturel. Il faut éviter cela à tout prix. Le fiasco de la reconstruction du down town en témoigne: ville morte et sans âme même morte. L’on se demande si en plus, il ne faut pas nationaliser Solidaire, repenser le centre ville et y loger tous les déplacés de l’explosion du 4 août; cela redonnera de l’espoir à tout ceux qui croient encore!

PPZZ58

08 h 18, le 24 février 2021

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Oui nous avons tous peur qu’un « Solidaire. épisode 2 » ne vienne effacer ce qui restait du patrimoine de Beyrouth, architectural, social et culturel. Il faut éviter cela à tout prix. Le fiasco de la reconstruction du down town en témoigne: ville morte et sans âme même morte. L’on se demande si en plus, il ne faut pas nationaliser Solidaire, repenser le centre ville et y loger tous les déplacés de l’explosion du 4 août; cela redonnera de l’espoir à tout ceux qui croient encore!

    PPZZ58

    08 h 18, le 24 février 2021

Retour en haut