
Lors des émeutes à Tripoli, le 28 janvier 2021. Photo João Souza.
Tout le monde savait que la faim, la misère, l’absence d’État, de responsables, allaient faire flamber le pays, à commencer par Tripoli. La violence est, comme prévu, dans la rue. Elle ne fait que commencer. Les chiffres des morts et des blessés côtoient désormais ceux des victimes du virus. Contre celui-ci, on peut espérer – et encore – le secours d’un vaccin. Contre l’effondrement du pays, que peut-on imaginer ?
La décomposition a ceci d’intraitable qu’elle devient très vite autosuffisante. À partir d’un certain seuil de dégradation, elle relève de l’inéluctable. Ce qui se passe ne peut plus ne pas se passer. Elle contient à elle seule le programme du lendemain. Tout est en place pour tomber, s’effondrer, finir. Ce qu’on a tout de même encore un peu de mal à saisir, c’est le degré d’assistance et de collaboration des pouvoirs politiques à ce processus de gangrène généralisée. Plus que de collaboration: de zèle ! On a l’impression qu’ils boudent à l’unanimité, obstinément, tout ce qui pourrait contrarier la maladie, la retarder, ne serait-ce qu’un peu.
Aucune souffrance, aucun décès à l’intérieur du pays ne leur inspire jamais un mot d’empathie, de condoléances. Au lendemain du 4 août, on les aurait dit plus morts que les morts. Ils n’ont plus de compatriotes, plus de liens avec la vie en dehors de la leur. Ils n’ont plus qu’eux. Chaque catastrophe est reçue en haut lieu comme la pièce utile d’un puzzle qui les occupe à temps plein: le puzzle d’un pays dépecé. Ils jouent lentement et en silence à diviser les morceaux, les emboîter, les déboîter. Ils composent patiemment la décomposition. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ils ne chôment pas, ils travaillent. Leur inertie est organisée, c’est un bouclier assorti d’une calculette: elle nous a à l’usure et protège leurs intérêts à la longue. Partant de là, on peut comprendre qu’ils soient parfaitement indifférents aux appels de la population. Pourquoi lui viendraient-ils en aide si l’idée est d’en venir à bout ?
Cela n’est qu’une hypothèse ? Voyons-en une autre: ils veulent ce qu’ils ont toujours voulu – chacun sa part du gâteau – avec le parfait alibi d’en faire profiter les membres de leurs communautés. Chacun son argent, chacun son morceau de peuple, chacun le droit de voler au nom de la réciprocité. Tu voles, je vole, je te couvre, tu me couvres, etc. Examiné de près, le scénario n’a rien de contradictoire avec celui qui précède. Ils n’ont pas de pays à gouverner. Ce qu’ils ont à gouverner, c’est un accord fondé sur un désaccord. Ils s’autogouvernent. Ils gouvernent leur survie et, de toute évidence, ils le font bien. Chacun aide l’autre à ne pas tomber. L’édifice s’écroule, ils tiennent. Mais eux tous, qui leur permet, voire les aide, à tenir ?
C’est là que l’affaire se complique et que le bât blesse. Il se pourrait bien que nous soyons tous, à divers degrés, des collaborateurs. Par tous, j’entends d’abord les Libanais, les habitants de ce pays dans leur ensemble. J’entends aussi les puissances dites étrangères qui, à ses frontières ou de plus loin, ont intérêt à laisser le pays pourrir et s’effriter. Puis à ramasser la mise. Ce dernier chapitre étant majeur, impossible à traiter en peu de mots, écartons-le provisoirement. Concentrons-nous ici sur… nous. Sommes-nous sûrs d’avoir fait tout ce que nous pouvions pour déloger la clique ? Les partis politiques d’opposition, les associations ont-ils mobilisé, fédéré leurs forces comme il se devait pour la mettre sérieusement en danger ? Il est vrai qu’il est extrêmement difficile d’arriver à des alliances solides dans un pays où chaque pas en avant signifie un renoncement ; chaque décision, un nombre incalculable de conséquences ; chaque option, une bonne raison d’objection. Il y a dans l’équation libanaise quelque chose de foncièrement insoluble. De presque parfait en termes d’obstruction. Il n’empêche qu’il y a aussi un immense capital d’énergies positives qui n’a sans doute pas été exploité comme il aurait dû ou pu l’être. Sommes-nous sûrs d’avoir rompu avec le langage que nous mettons en cause ? Outre les affiliations confessionnelles, il y a ici un tel réseau de relations personnelles entre ce qu’on appelle le pouvoir, d’un côté, et la société civile, de l’autre, qu’il est quasi impossible de couper dans le tissu. La toute petite échelle du pays joue ici en sa défaveur. Tout comme les mètres carrés sont méthodiquement confisqués par l’invasion du béton, les individus le sont par l’invasion d’intérêts et d’affects indémêlables. Que de personnes compétentes, douées pour changer les choses, sont handicapées, limitées par leurs accointances avec tel ou tel chef de guerre, tel ou tel homme d’affaires ou politicien véreux ? Que de journalistes ont un faible pour un mafieux, une dent contre tel autre, si bien que l’addition de leurs interventions contribue au maintien du statu quo. L’absence de rupture, ou même d’étanchéité entre responsables officiels et candidats au changement a créé, chez chacun de nous, des zones de confusion, sinon de tricherie, mentales qui sont incompatibles avec le principe du renversement.
Il y a en revanche une incroyable compatibilité de l’endurance et de la complaisance au Liban. Chacune, chacun avait son Liban avant octobre 2019, chacune, chacun a eu sa « thaoura ». Est-on encore capables de tenir un seul et même discours couvrant tout le territoire et tous ses habitants indépendamment de nos intérêts particuliers, de nos confessions, de nos préférences ? Est-on encore à même de créer un effet de contrepoids face à la dégringolade générale ? Je ne sais pas. Je sais seulement que nous ne sommes, ni ne serons, jamais assez critiques de nous-mêmes si nous voulons être un tant soit peu crédibles dans la contestation. Est-ce utile, me dira-t-on, d’entretenir la critique quand on n’a pas de voie de sortie à proposer ? Rien n’est moins sûr. Mais dans la mesure où le pouvoir de parler ne nous a pas encore été enlevé, peut-être faut-il persister à en épuiser les moyens.
Dominique Eddé est écrivaine.
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La solidarité entre peuple peut venir à bout de tous les complots. Il ne doit pas y avoir de frontières entre les régions d’un seul et même pays. Lorsque Tripoli tousse le Liban s’enrhume. Il est temps que les libanais comprennent que si une région de leur nation est malade tout le reste du pays en pâtira. Il faut une solidarité entre compatriotes pour éradiquer les complots et les faux aidants de toutes les régions. Sans tarder, il faut que Bkerke dépêche des aides aux plus démunis et envoie des colis de tous les libanais à tous les libanais plus sinistrés aussi bien à Tripoli qu’à la banlieue sud où on constate les infiltrations des forces étrangères qui pullulent pour pallier au vide et récupérer les citoyens en souffrance. Notre union dépend de notre amour de l’autre et notre empathie quelque soit sa religion ou son appartenance politique. Il faut que ces libanais laissés pour compte comprennent que leur malheur nous touche et que nous ne les abandonneront pas. C’est le seul remède à toutes les anciennes rancœurs et aux messages de haine et de division que les zaims propagent dans leurs fiefs. Des actes concrets qui sauveront notre nation. C’est bien sûr le rôle de l’état, mais comme il est aux abonnés absents depuis qu’on a acheté son inaction il faut y remédier.
Sissi zayyat
11 h 59, le 31 janvier 2021