Un de plus… Encore un assassinat politique dont les commanditaires ne seront, en toute vraisemblance, jamais dévoilés et condamnés. Du moins pas officiellement. Concrètement pourtant, tous les indices et les motifs du crime pointent le Hezbollah du doigt. « Machination », « campagne calomnieuse », rétorque le parti pro-iranien pour qui le but de l’opération était de « créer un climat hostile » au Hezbollah. Sauf que depuis l’explosion meurtrière et dévastatrice au port de Beyrouth, nul n’a besoin de susciter un tel climat. Il est suffisamment omniprésent. La colère des Libanais est loin de s’être apaisée sur ce plan depuis ce funeste 4 août.
Dans le cas précis du meurtre de Lokman Slim, la machination n’est peut-être pas impossible en théorie, mais dans la réalité, force est de relever que pour le Hezbollah dans cette affaire, « l’habit sied parfaitement à son corps », pour reprendre en substance un vieux dicton libanais (« jismo labbis »). Le commandement de la formation chiite peut en effet difficilement reprocher aux Libanais de se rappeler que ce parti a des antécédents en la matière. De très nombreux antécédents. Les proches de la victime n’ont pas manqué de rappeler les menaces directes et publiques contre Lokman Slim, proférées ouvertement devant son domicile de Haret Hreik, fin 2019, au point que l’opposant chiite avait à l’époque fait assumer directement aux leaders du Hezbollah et d’Amal la responsabilité de toute atteinte à sa sécurité.
Et puis il y a les liquidations, entre autres, de plusieurs cadres supérieurs du Parti communiste libanais en 1986 pour couper l’herbe sous les pieds de la « résistance nationale » (non islamique). Sans compter la guerre contre Amal et la série noire qui a jalonné la révolution du Cèdre. La liste est longue…
Il reste que le meurtre du 4 février devrait fournir matière à réflexion à tous ceux qui aux États-Unis et en France (ainsi qu’au Liban) prônent l’adoption d’une politique « plus réaliste », et donc plus conciliante, envers le Hezbollah. Car la portée de cet assassinat dépasse largement le cadre d’un conflit politique avec le parti pro-iranien. À travers Lokman Slim, c’est une certaine vision du Liban – un Liban libéral et véritablement démocratique–, c’est un modèle de société, un mode de vie sous l’angle de valeurs humanistes, qui sont surtout visés. Car Lokman Slim résumait en sa personne l’archétype d’un Liban pluraliste, ouvert sur le monde, respectueux des droits de l’homme, des libertés publiques et individuelles.
Grand intellectuel, éditeur, fondateur d’un centre de documentation et de recherches ouvert à toutes les pensées et situé en plein cœur de la banlieue sud, militant pour la défense de causes nobles, issu d’une grande famille chiite de Haret Hreik, marié à une chrétienne (de nationalité allemande), de mère égyptienne chrétienne, fils de feu Mohsen Slim, grand avocat et député du Bloc national, très proche de Raymond Eddé : un tel profil sociologique, familial et personnel en dit long sur le projet politique moderniste qu’il portait à bout de bras. Un projet national qui a tout pour séduire la communauté internationale et, surtout, un certain courant local qui se pose en réformateur et dont les vues ont été en ce 4 février battues en brèche par le parti envers lequel il faisait preuve de complaisance – en l’occurrence le Hezbollah – sans vouloir admettre que ce dernier est l’antithèse de la vision qu’il défend.
C’est précisément cette vision et ce que personnalisait Lokman Slim comme valeurs humaines et nationales qui ont sans doute été, entre autres, dans le collimateur des criminels. À la veille d’une éventuelle relance du dialogue entre Téhéran et la communauté internationale, le message paraît clair : notre capacité de nuisance est grande, c’est nous qui devons mener le jeu, et nous restons attachés à notre projet politique.
Un tel chantage devrait être suffisant pour faire admettre des réalités indéniables à certaines puissances occidentales ainsi qu’aux factions locales qui s’obstinent à occulter les véritables causes de l’effondrement socio-économique actuel : il est totalement chimérique de penser que le Hezbollah pourrait s’accommoder de la présence d’un État crédible, souverain, rassembleur, soucieux de la chose publique, respectueux du pluralisme, des libertés publiques et individuelles, capable de mener à bien les réformes susceptibles d’engager le pays sur la voie du redressement. En clair, tout ce que réclament la communauté internationale et le mouvement de contestation initié le 17 octobre 2019.
Suivant le principe physique des vases communicants, si l’État central se renforce, le pouvoir du parti pro-iranien s’affaiblit d’autant, et vice versa, pour que le pouvoir du Hezbollah reste fort et qu’il puisse continuer à servir les intérêts stratégiques de l’Iran, il faut que le parti chiite empêche l’État de se remettre sur pied. Ne pas admettre cette réalité revient à faire preuve de cécité politique. C’est à ce niveau que la France et les pays supports traditionnels du gouvernement libanais devraient pouvoir jouer un rôle fondamental en s’abstenant de toute démarche ou initiative susceptible de renflouer et de renforcer davantage le Hezbollah. À défaut, le Liban demeurera un foyer d’obscurantisme, de tension et d’instabilité qui risque de dépasser rapidement les frontières nationales.
commentaires (6)
Faudra malheureusement attendre les prochaines élections législatives pour espérer changer la majorité au parlement et espérer que cette majorité soit des vrais réformateurs
CAMAYOU / INEOS
18 h 22, le 10 février 2021