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Société - Explosions du port

Au service d’une « cause nationale », le barreau de Beyrouth gère 1 400 plaintes individuelles

Nous travaillons sur trois pistes pour aider à la progression de l’enquête, affirme Melhem Khalaf.


Au service d’une « cause nationale », le barreau de Beyrouth gère 1 400 plaintes individuelles

Des proches de victimes de la double explosion du 4 août au port de Beyrouth. Photo João Sousa

Plus de deux cents morts, plus de six mille blessés, dont certains resteront invalides, des centaines de milliers de vies brisées, de commerces ruinés, de domiciles dévastés. Laissera-t-on une chape d’oubli, d’insouciance et de silence coupable recouvrir cette immense tragédie qui s’est jouée le 4 août dernier au port des Beyrouth ?

Le cardiologue Nazih Adem, le père de Krystel, emportée par la double explosion à la fleur de l’âge, ne s’y résout pas. Il a fait une procuration à un avocat de renom afin qu’en son nom, il demande des comptes. Indépendamment de son espoir de voir la vérité établie, il pense que son silence « serait une sorte de participation au crime ». « Nos morts ne sont morts que lorsque nous les oublions, ajoute le Dr Adem, citant de mémoire Jean d’Ormesson. Je veux savoir qui a tué ma fille. Elle n’a pas choisi de mourir en martyre. Elle est morte dans sa maison. » Sa compassion va aux pompiers volatilisés sur le site de la double explosion vers lequel ils ont été envoyés par des supérieurs qui savaient qu’ils allaient à une mort certaine. « J’ai vu de mes propres yeux des soldats blessés ou gisant à terre à la base navale de Beyrouth. N’ont-ils personne pour réclamer la vérité en leur nom ? » s’exclame encore ce médecin qui, après avoir déposé le corps mourant de sa fille dans une ambulance qui forçait son chemin dans les quartiers portuaires dévastés, a couru, éperdu, de morgue en morgue afin de revoir une dernière fois son visage d’ange.

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Six mois plus tard, comme des centaines de milliers de Libanais, le Dr Adem dénonce « la loi du silence qui entoure ce drame et empêche la vérité de se faire ». « Je m’en suis remis à un avocat parce que je réclame justice, assure le cardiologue. D’abord il y a un meurtre, ensuite il y a le silence coupable de ceux qui savent mais se taisent, enfin il y a l’omerta, une loi du silence. Le Liban est devenu le tombeau de la vérité. »


Le cardiologue Nazih Adem et son épouse, les parents de Krystel Adem emportée par la double explosion du 4 août. Photo DR


Tous les moyens du barreau de Beyrouth

Face à cette hécatombe, le bâtonnier de Beyrouth, Melhem Khalaf, serre les dents. Rompu à l’action humanitaire, il a très vite réagi au drame et mis les moyens de l’ordre des avocats au service d’une cause qu’il tient pour une « cause nationale ». Ainsi, des centaines de plaintes ont été transmises par des avocats, des collectifs (Legal Agenda, Mouttahidoun) et l’ordre des avocats au juge Fadi Sawan chargé d’instruire le dossier par la Cour de justice. Pour sa part, Melhem Khalaf a jeté dans la bataille tous les moyens et tout le prestige du barreau, et c’est lui qui gère le plus grand portefeuille dans ce domaine. L’entreprise s’est révélée considérable. L’ordre gère désormais, à titre bénévole, un portefeuille de 1 400 plaintes individuelles contre « X » (pertes humaines, blessures, dommages matériels). Toutefois, des dossier déposés, seuls 120 ont été complétés à ce stade et transmis au juge Sawan en charge de l’enquête. Les autres dossiers sont toujours en voie d’être complétés : documents officiels, rapports d’experts, estimations de pertes, procurations, etc. Le cerveau de cet effort est un groupe de 22 avocats chevronnés « triés sur le volet ». Devant les instances commerciales, l’ordre s’occupe de présenter des requêtes devant le bureau d’exécution qui a autorité pour réserver les fonds de la Compagnie du port à des fins d’indemnisation. Toutefois, l’ordre des avocats ne prend pas à sa charge des dossiers impliquant des compagnies d’assurances. Rares sont celles qui indemnisent leurs clients, la plupart préférant attendre que la qualification de cette tragédie soit établie avec certitude, indique le bâtonnier de Beyrouth.

Soutenir Fadi Sawan

Aux proches des victimes qui manifestent sous les fenêtres du juge d’instruction lui reprochant sa lenteur, Melhem Khalaf dit : « Il faut soutenir Fadi Sawan. Il fait un travail titanesque, qui est aussi un travail de joaillier. Aucun point de droit n’est négligé dans les recherches et conclusions que nous lui soumettons. Mais il fait face à une somme inconcevable de pressions. Il ne faut pas le laisser seul. Il doit sentir qu’il est porté par l’opinion publique, lui montrer que tout un peuple est à ses côtés. »

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En dépit des entraves, le bâtonnier de Beyrouth est toujours hostile aux appels à une enquête internationale. « En tant que barreau, nous avons opté dès le premier jour pour que la justice libanaise soit compétente pour suivre ce dossier. Toutefois, nous avons demandé que l’enquête soit soutenue par des experts internationaux. Mais force est de constater que les Nations unies et certains États refusent de coopérer. Ainsi, nous avons demandé à deux reprises, à travers (l’ancien représentant spécial de l’ONU au Liban) Jan Kubis, au secrétaire général des Nations unies de nous aider à obtenir des images satellitaires du 4 août. Il ne nous a même pas répondu. » Et d’expliquer que l’un des points les plus difficiles à établir dans l’enquête, c’est de savoir ce qui a pu servir de détonateur à la masse de nitrate d’ammonium entreposée.

Réponse de la députée Margaret Hodge

Sur l’identité véritable du propriétaire de la compagnie Savaro ayant affrété le cargo Rhosus à bord duquel les 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium sont arrivées au port de Beyrouth, M. Khalaf livre en primeur à L’OLJ qu’il a reçu hier même une réponse favorable de la députée britannique Margaret Hodge, dans laquelle elle affirme avoir pris contact avec le secrétaire d’État aux Affaires, à l’Énergie et à la Stratégie industrielle, et lui avait demandé d’empêcher que la compagnie Savaro ne soit radiée du registre des compagnies (Companies House) afin qu’elle n’échappe pas de ce fait à sa part de responsabilité dans l’acheminement du nitrate d’ammonium, si elle est établie. En effet, sa propriétaire inscrite, une femme d’affaires chypriote, Marina Psyllou, a reconnu qu’elle n’en était pas la véritable propriétaire, tout en refusant de révéler l’identité du propriétaire véritable. Le bâtonnier confirme par ailleurs que la compagnie Savaro a été bel et bien été mise en examen par le juge Fadi Sawan et que c’était à ce titre que l’ordre des avocats avait présenté sa requête aux autorités britanniques.

Deux autres pistes

Une deuxième piste sur laquelle travaille l’ordre des avocats, ajoute M. Khalaf, concerne la quantité de nitrate d’ammonium qui a explosé. Or, le FBI a noté, dans son rapport d’expertise, que la double explosion équivaut à celle de quelque 500 tonnes de nitrate. « C’est 2 250 tonnes qu’il faut donc chercher », conclut le bâtonnier.

Enfin, l’une des cartes maîtresses de l’ordre des avocats est l’article 7 de la loi sur les armes et les munitions (décret-loi 137/1959 amendé par la loi 347/1994, et amendée de nouveau par la loi 72 du 31 mars 1999). Qui a pu faire entrer ce stock de nitrate d’ammonium au port quand la loi interdit explicitement à l’alinéa 3 toute quantité de nitrate d’ammonium dont la teneur en azote serait supérieure à 33,5 %, sans une autorisation du ministère de l’Économie portant le contreseing du ministère de la Défense (commandant en chef de l’armée) et du Conseil des ministres ?

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Il semble évident qu’avec la quantité de données dont il dispose, le juge Fadi Sawan est en mesure d’apporter certaines certitudes aux milliers de plaignants qui attendent ses conclusions. Qu’attend-il pour faire progresser l’enquête ? « Il est temps de mettre un terme à l’impunité, il ne faut pas perdre cette occasion, affirme la politologue et anthropologue Carmen Aboujaoudé, On a passé l’éponge à la sortie de la guerre. La série de meurtres politiques qui ont endeuillé le pays après 2005 sont sur le point de tomber dans l’oubli. La justice internationale a déçu, comme on l’a vu avec le Tribunal spécial pour le Liban (chargé d’enquêter sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et qui a récemment rendu son verdict, NDLR). Avec la tragédie du port, c’est tout un pays qui a l’occasion de se racheter, de retrouver sa dignité en demandant des comptes aux criminels. Il faut nous accrocher à cette opportunité unique qui nous est offerte pour que justice soit faite. »


Plus de deux cents morts, plus de six mille blessés, dont certains resteront invalides, des centaines de milliers de vies brisées, de commerces ruinés, de domiciles dévastés. Laissera-t-on une chape d’oubli, d’insouciance et de silence coupable recouvrir cette immense tragédie qui s’est jouée le 4 août dernier au port des Beyrouth ? Le cardiologue Nazih Adem, le père de Krystel,...
commentaires (4)

GERER N,EST PAS RENDRE JUSTICE. ON GERE DES INTERETS.

LA LIBRE EXPRESSION-LA PATRIE EN DANGER

14 h 41, le 04 février 2021

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Commentaires (4)

  • GERER N,EST PAS RENDRE JUSTICE. ON GERE DES INTERETS.

    LA LIBRE EXPRESSION-LA PATRIE EN DANGER

    14 h 41, le 04 février 2021

  • Aucun de ces pays qui prônent le droit de l’homme et se gargarisent de lois internationales ou autres ne fera en sorte que les criminels impliqués dans les assassinats des libanais de différentes façons et presque quotidiennement soient désignés et jugés alors que leur signature des crimes ne souffre d’aucun doute. La vie des libanais n’a malheureusement aucune valeur pour eux. La meilleure preuve est le procès de l’assassinat de Hariri qui a fini lamentablement par confirmer nos doutes quant à leur désintérêt du sort des libanais qu’on peut continuer à massacrer sans être inquiétés. La seule solution est que tous les libanais se réveillent de leur coma profond pour chasser ces criminels qui nous suppriment au grand jour avec des méthodes de mafieux et que le châtiment soit exemplaire pour tous les tortionnaires et les hors la loi qui détiennent le pouvoir dans certains pays avec l’approbation des pays civilisés. Le peuple doit se sauver lui même. les grandes puissances ont déclaré forfait et veulent les remettre en scène au grand désarroi des libanais qui continuent de lutter pour s’en débarrasser et ne trouvent aucun allié sincère pour lui prêter main forte.

    Sissi zayyat

    10 h 52, le 04 février 2021

  • Il est évident qu’il y a plusieurs dirigeants politiques et hauts fonctionnaires qui étaient au courant de ce stock explosif entreposé au port de Beyrouth. Le juge doit mettre en examen tous les présidents, premiers ministres, députés, chefs des services de sécurité et fonctionnaires des 10 dernières années pour meurtre par négligence et destruction collective.

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 35, le 04 février 2021

  • la verité sur cette tragedie doit etre et est une cause nationale..Ne jamais oublier !!!

    Muller Bertrand

    06 h 42, le 04 février 2021

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