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Moyen-Orient - JEUNESSE ARABE

III - La révolution sexuelle attend toujours

À l’occasion de l’anniversaire des dix ans des printemps arabes, « L’Orient-Le Jour » a interrogé une trentaine de jeunes de moins de 30 ans issus des quatre coins du monde arabe, pour mieux comprendre pourquoi ces révoltes témoignent d’une mutation en cours, portée par les jeunes générations. Troisième et dernier épisode aujourd’hui autour de la question de la sexualité qui, malgré de réelles avancées, semble le tabou le plus difficile à briser.

III - La révolution sexuelle attend toujours

Une manifestante irakienne à Bagdad, en septembre 2019. Ahmad al-Rubaye/AFP

« Jusqu’à aujourd’hui, ma famille, qui vient du sud de l’Égypte, pense que je suis toujours vierge, même si je vis seul au Caire depuis 2012 », confie Marwan, un journaliste de 29 ans. Pour lui comme pour nombre de jeunes dans le monde arabe, vivre sa sexualité librement implique de mener une double vie, de feindre d’accepter les codes sociaux, et de préserver les apparences en public sous la bannière du « haram » et du « halal ». « Même si la société se dit conservatrice, elle ne l’est pas. Mais elle refuse de voir qu’il y a des hommes et des femmes qui ont des rapports sexuels sans être mariés », souffle Marwan.

Si la sexualité est toujours un tabou dans la région dix ans après les printemps arabes, le cri de liberté poussé par la jeunesse a toutefois contribué à ouvrir des brèches. « Parler de révolution sexuelle serait erroné, mais l’on peut certainement parler d’évolution sexuelle », souligne Shereen el-Feki, auteure de La révolution du plaisir, enquête sur la sexualité dans le monde arabe (Autrement, 2014). « Des questions encore taboues il y a dix ans sont désormais passées au premier plan : nous assistons à des changements sur le terrain en ce qui concerne les conversations publiques sur la sexualité, en particulier sur internet », remarque-t-elle.

En prenant les mouvements de contestation à bras le corps, les femmes ont envoyé un message clair : le changement politique va de pair avec leur émancipation. Car la fulgurante montée en puissance des réseaux sociaux, combinée à des décennies de répression et de grogne populaire, a donné naissance à ce que l’on n’osait pas imaginer : non seulement des soulèvements contre des autocrates jusqu’alors perçus comme intouchables, mais aussi une remise en question collective des codes sociaux et religieux. « Le plus grand succès et l’un des plus notables du printemps arabe est la revendication et la capacité des femmes et des personnes queer de s’exprimer désormais au mépris de toutes les formes d’autorité qui les réduisaient au silence par le passé », constate Mona Eltahawy, figure de la cause féministe dans le monde arabe et auteure de Fuck le patriarcat ! Les 7 péchés pour prendre le pouvoir (éditions Florent Massot, 2021). « Le fait de descendre manifester dans la rue ou de voir à la télévision des personnes crier “À bas le régime” libère (les populations) à un niveau fondamental– que le régime soit tombé ou non –, et ceci a déclenché une révolution individuelle chez tout le monde », observe-t-elle.

Des Égyptiennes dénoncent les violences faites contre les femmes durant une manifestation sur la place Tahrir au Caire, en décembre 2011. Mohammed Abed/AFP

Pandémie et vie sexuelle

En ligne ou sur les places publiques, la libération de la parole a permis, au fil des années, l’ouverture de débats mis en sourdine pendant des décennies par des régimes despotiques : identité, féminisme, droits de la femme, répartition des rôles dans les sociétés arabes, droit de disposer de son corps, sexisme ou encore homophobie. À l’ère du numérique et du partage instantané, les femmes ont pu exposer au grand jour les oppressions qu’elles subissent au quotidien, mais aussi témoigner des harcèlements et des agressions sexuelles subies durant les protestations en Égypte ou encore l’utilisation du viol comme une arme de répression en Libye. L’Égypte a même été marquée l’année dernière par la vague du mouvement « Me Too », un événement notable dans une société assez conservatrice.Longtemps confinées à des stratégies de survie dans l’ombre, les communautés LGBT+ sont, quant à elles, désormais plus visibles. De nombreux comptes en ligne ont émergé pour appréhender de manière pédagogique les problématiques liées à la cause LGBT+, en arabe ou en anglais. « Le fait que des personnes traduisent des mots comme trans, non-binaire, bisexuel en arabe est révolutionnaire, car il s’agit pour elles d’affirmer qui elles sont dans leur propre langue », remarque Mona Eltahawy. Si une tendance à la dépénalisation de l’homosexualité s’est dessinée au sein des tribunaux civils et militaires libanais ces dernières années, les relations entre des individus de même sexe restent punies par la loi dans la plupart des pays de la région.Des avancées se sont aussi traduites sur le plan légal à l’égard des femmes. Comme en Algérie avec l’inscription, en 2015, de mesures dans la loi pour les protéger contre toute forme de violence. Ou au Liban avec l’abrogation, en 2017, de l’article 522 du code pénal selon lequel un violeur pouvait échapper à une condamnation s’il épousait sa victime. Le Liban emboîtait ainsi le pas à d’autres pays arabes, comme la Jordanie ou le Maroc.

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Ces avancées légales restent toutefois insuffisantes face à la contre-attaque des conservateurs, et le bilan, plutôt maigre, devrait même s’aggraver en raison de la pandémie du coronavirus, alors que les premières études confirment que les violences domestiques ont largement augmenté en raison du confinement des populations. « La pandémie de Covid-19 va avoir des répercussions sur la vie sexuelle pendant des années puisqu’elle présente de nouveaux défis, à l’instar de l’accès aux moyens de contraception, de l’avortement là où il est légal, de l’impact sur les structures conjugales ou encore sur les travailleuses du sexe, estime Shereen el-Feki. Pour les personnes LGBT+ aussi, qui sont confinées avec leurs familles et qui doivent composer avec tous les problèmes liés à l’intimité. » Les conséquences de la pandémie s’ajoutent en outre à un contexte déjà difficile. Dans la région, la grande majorité des pays interdisent en outre toujours l’avortement, sauf pour sauver la vie de la mère, ou préserver sa santé physique ou mentale. Seule la Tunisie fait figure d’exception où l’interruption de grossesse volontaire est légale sur demande au cours du premier trimestre quel que soit le statut matrimonial de la femme ou le nombre de ses enfants. Interdites par la loi dans la plupart des pays de la région, les mutilations génitales féminines restent également prégnantes en Égypte, en Irak et au Yémen.

Des manifestants irakiens à Bagdad, en janvier 2020. Ahmad al-Rubaye/AFP

La société et la réputation

Système patriarcal, sacralisation de la virginité de la femme, importance du mariage, intrusion sociétale… Dans une région où les comportements sociaux et le sens moral continuent d’être régis par le poids du mot « aayb » (honte), l’intime est soumis à de multiples pressions, sociales, religieuses, familiales ou encore politiques. Pour de nombreux activistes, la révolution sexuelle implique de politiser la chambre à coucher tant cette dernière semble tributaire de normes sociales et culturelles discriminantes. « En Irak, la question de l’honneur de la famille est prégnante : elle recèle des enjeux tribaux et familiaux, surtout quand il s’agit des femmes », soupire Roula, une avocate âgée de 29 ans originaire de Bagdad. « La société et la réputation font plus peur que la religion », estime pour sa part Khadija, originaire du Koweït.

Conséquence de la reproduction des schémas familiaux et des dynamiques sociales et religieuses, le silence qui entoure la question de la sexualité est aussi le reflet des obstacles auxquels les jeunes doivent faire face à un moment où les sociétés de la région sont tiraillées entre la libéralisation des mœurs et leur durcissement. « Aujourd’hui, des parents renient la jeunesse qu’ils ont vécue des années 50 aux années 70. Dans la foulée de la révolution iranienne puis de la montée de l’islam politique pendant la seconde intifada, des mères qui portaient, lors de leur jeunesse, des minijupes ont obligé leurs filles à mettre le voile, fustige Chafiq, 29 ans, qui habite à Ramallah, en Cisjordanie. Certains parents essaient de créer un passé qui n’a jamais existé pour expliquer à leurs enfants qu’il ne faut pas faire ceci ou cela. »

Ce décalage se transpose aujourd’hui à la nouvelle génération, entre les jeunes souhaitant continuer à appliquer une interprétation rigoriste et conservatrice des principes religieux au sujet de la sexualité, et ceux qui souhaitent la remettre en question, voire s’en délester complètement. « Par rapport à la sexualité, le problème n’est pas la religion en soi, mais l’interprétation stricte qui en est faite par ceux chargés de l’enseigner, et qui ne savent pas comment en parler ou l’expliquer aux plus jeunes, estime Malika, 28 ans, originaire d’Algérie. On nous parle seulement de punition. » « J’ai des relations puis je me repens. Et ainsi de suite à chaque fois. L’important chez le pécheur est de se repentir », confie Zein, 27 ans, originaire de Haïl, en Arabie saoudite.

Pour beaucoup, ce conservatisme affiché fait toutefois office de paravent à un double discours sous-jacent plus tolérant à l’égard des hommes ayant des relations hors mariage. « Si certains hommes n’hésitent pas à sortir et à coucher avec des femmes divorcées par exemple, ils expliquent qu’ils ne les épouseront jamais car elles ont été touchées par quelqu’un d’autre auparavant », souligne Hanane, une institutrice qui vit à Gaza.

Un état de fait qui, en filigrane, autorise la perpétuation des crimes d’honneur dans la région contre des femmes accusées d’adultère, qui ont été violées ou qui ont eu des relations hors mariage.

Si le recours aux tests de virginité n’est plus aussi répandu dans la région qu’auparavant, un drap nuptial taché de sang reste un gage d’honneur et de respectabilité aux yeux d’une partie de la société. En conséquence, de nombreuses femmes choisissent d’avoir recours à l’hyménoplastie, procédure chirurgicale consistant à reconstruire l’hymen de manière durable, ou à l’hyménorraphie, qui le restaure provisoirement, avant de se marier. Le phénomène reste toutefois difficile à quantifier alors que les statistiques à ce sujet sont rares. « Les médecins estiment à seulement 5 % les filles tunisiennes qui ne se préoccupent pas de la question de la virginité avant le mariage, 20 % seraient de “vraies vierges” et plus des trois quarts seraient des “vierges médicalement assistées” », rapportait en 2012 la psychanalyste tunisienne Nedra Ben Smaïl dans son livre Vierges? La nouvelle sexualité des Tunisiennes.

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Dans un environnement barricadé par les interdits dans le cadre extraconjugal, le mariage constitue finalement pour certains la seule option pour vivre une relation amoureuse et découvrir sa sexualité. « C’est pourquoi il est commun de voir beaucoup de mariages infructueux, et de divorces et de violences contre les femmes », estime Malika. Pour d’autres, la solution est de recourir au mariage « mout'aa » (provisoire), autorisé dans l’islam chiite. Mais le mariage « mout'aa » est controversé et les avis divergent. « C’est une bonne solution pour éviter les relations sexuelles hors mariage », estime Khaled, qui confie avoir eu sa première relation sexuelle avec une prostituée au Maroc. « Ce type de mariage transforme les femmes en esclaves sexuelles », dénonce pour sa part Marwan.

Manque de sensibilisation

Face au mutisme des familles, de l’école ou encore du personnel médical, les jeunes sont souvent livrés à eux-mêmes pour découvrir, comprendre et apprendre leur sexualité. « À la rigueur, on en parle un peu entre amis, et encore, ça dépend encore du cercle d’amis », constate Yasmine, une étudiante en droit de 22 ans originaire d’Alger. « Les femmes mentent quand elles vont chez le médecin. Si tu n’es pas mariée, la gynécologue ne t’accueille pas », explique Roula.

Dans ce contexte, internet est souvent le seul outil à la disposition des jeunes pour l’apprentissage de la sexualité. « Grâce à l’émergence des réseaux sociaux ou encore des tutoriels sur YouTube au cours des cinq ou six dernières années sur la question de la sexualité, les femmes peuvent enfin apprendre et en savoir plus à ce sujet », explique Hiba, 28 ans, originaire de Aden. « Il existe désormais des groupes secrets sur Facebook où les femmes marocaines peuvent poser des questions intimes de manière anonyme, ce qui contribue à l’éducation sexuelle », note pour sa part Ghida, 28 ans, originaire de Casablanca. Une éducation qui passe aussi parfois par la consommation de contenus pornographiques en ligne.

« S’il existe des sites progressistes qui traitent tous les aspects de la sexualité, qui se veulent sans jugement et basés sur des faits, il existe également des sites religieux très conservateurs qui prêchent les restrictions et l’intolérance – tous en arabe. On peut trouver des plateformes (religieuses, NDLR) qui présentent un éventail de points de vue plus large, mais elles sont minoritaires », nuance Shereen el-Feki. « Les gens ont tendance à aller vers les informations qu’ils veulent trouver : internet n’est donc pas suffisant, et d’autres sources sont nécessaires. C’est pourquoi une éducation sexuelle complète est importante, et il y a des moyens de l’introduire de manière créative comme le font déjà des ONG dans la région », poursuit-elle. « Dans les milieux élitistes de Ramallah, on va avoir les mêmes discussions que partout dans le monde. Est-ce que la pansexualité et la bisexualité sont la même chose ? Comment se définir, quels pronoms utiliser ? Mais ce sont des discussions d’élites minoritaires », souligne Chafiq.

« On s’envoie des photos coquines parfois »

La prolifération de sites de rencontres et d’applications a cependant permis de briser les barrières, offrant la possibilité pour certaines de fixer des critères par âge, localisation, religion ou encore orientation sexuelle. « Certaines plateformes qui soutiennent les personnes LGBT+ ont pris des dispositions pour les protéger dans les pays où être homosexuel est illégal, en n’autorisant pas les captures d’écran par exemple », indique Tarek Zeidan, directeur exécutif de l’association Helem. Les réseaux sociaux constituent une échappatoire pour les jeunes à l’abri des regards indiscrets. « Les filles parlent librement sur WhatsApp, sans pudeur. On s’envoie des photos coquines parfois, mais ça en reste là », confie Jamal, un photographe de 23 ans originaire d’Idleb.

Internet reste néanmoins un outil à double tranchant. La libération de la parole a un prix : alors que les réseaux sociaux sont perçus comme une menace pour les pouvoirs en place depuis les soulèvements des printemps arabes, les régimes autoritaires y ont étendu leur répression, mêlant faux comptes automatisés, logiciels de surveillance ou encore intimidations pour réduire les voix trop dérangeantes au silence – particulièrement celles des femmes et des communautés LGBT+. L’été dernier, six jeunes Égyptiennes ont été condamnées à deux et trois ans de prison pour « incitation à la débauche » et atteinte aux bonnes mœurs après avoir publié des vidéos de danse sur l’application TikTok. Deux d’entre elles ont vu leur détention prolongée récemment au motif d’une participation à un « trafic d’êtres humains », au lendemain de leur acquittement, pour atteinte aux bonnes mœurs.

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« Les applications et les réseaux sociaux sont également devenus des espaces surveillés par certains organes étatiques, en particulier les appareils de sécurité » qui y traquent les membres LGBT+, souligne Tarek Zeidan. Un climat de plus en plus difficile à vivre pour beaucoup, contraints de fuir leur pays d’origine. En juin dernier, le suicide de l’Égyptienne Sarah Hijazi a bouleversé la communauté LGBT+ dans la région et dans le monde. Exilée au Canada depuis 2018, la jeune femme de 30 ans avait été emprisonnée en 2017 suite à la publication en ligne d’une photo sur laquelle on la voyait brandir le drapeau multicolore, symbole de la cause LGBT+, lors d’un concert du groupe libanais Mashrou’ Leila au Caire. Un cliché qui lui avait valu d’être accusée de promouvoir une « pensée déviante ». La jeune femme avait ensuite été sexuellement harcelée lors de son séjour en prison. Dans sa note d’adieu, ses mots résonnent tragiquement : « À mes frères et sœurs, j’ai tenté de survivre et échoué ; pardonnez-moi. À mes amis, le voyage a été cruel et je suis trop faible pour résister ; pardonnez-moi. Au monde, vous avez été d’une cruauté sans nom ; mais je vous pardonne. »

« Jusqu’à aujourd’hui, ma famille, qui vient du sud de l’Égypte, pense que je suis toujours vierge, même si je vis seul au Caire depuis 2012 », confie Marwan, un journaliste de 29 ans. Pour lui comme pour nombre de jeunes dans le monde arabe, vivre sa sexualité librement implique de mener une double vie, de feindre d’accepter les codes sociaux, et de préserver les...

commentaires (2)

ELLE ATTENDRA UNE ETERNITE !

LA LIBRE EXPRESSION

14 h 29, le 04 février 2021

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Commentaires (2)

  • ELLE ATTENDRA UNE ETERNITE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 29, le 04 février 2021

  • Ces sociétés ne sont pas aptes à opérer une révolution sexuelle , il faudra d'abord qu'elles apprennent à ne plus être vicieuses , et c'est tout un chapitre sans fin

    Chucri Abboud

    02 h 06, le 04 février 2021

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