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Moyen-Orient - JEUNESSE ARABE

II - Religion : une (r)évolution silencieuse

À l’occasion de l’anniversaire des dix ans des printemps arabes, « L’Orient-Le Jour » a interrogé une trentaine de jeunes de moins de 30 ans issus des quatre coins du monde arabe, pour mieux comprendre pourquoi ces révoltes témoignent d’une mutation en cours, portée par les jeunes générations. Second épisode aujourd’hui autour de la question religieuse, par rapport à laquelle la rupture avec l’ancien monde n’est pas radicale mais où plusieurs tendances, parfois latentes, sont tout de même à l’œuvre.

II - Religion : une (r)évolution silencieuse

Des Irakiens, hommes et femmes, lors d’une classe de yoga dans la ville de Soulaymania, le 19 juillet 2020. Shwan Mohammad/AFP

« Quand j’étais petit, j’allais chez mon grand-père tous les jours après l’école pour apprendre des passages du Coran. Je ne savais pas ce qu’était l’État parce que ma famille en avait peur. Avec la révolution, j’ai compris, et la religion n’a plus été très importante dans ma vie. » Jamal, 22 ans, est photographe à Idleb. Il n’était encore qu’un enfant lorsque les premières manifestations ont éclaté à travers la Syrie au printemps 2011. Il a été témoin des bombardements et de l’exode, a côtoyé la mort de près, vu des amis et des proches disparaître, et vécu sous le joug de l’État islamique puis d’al-Nosra. Son parcours témoigne aujourd’hui d’une évolution perceptible au sein de la jeunesse arabe au cours de cette dernière décennie : le religieux était souvent perçu comme un moyen d’émancipation par rapport à la toute-puissance des régimes, mais il est désormais lui-même sujet à une forte suspicion lorsqu’il s’invite dans la sphère politique. Les expériences islamistes et surtout jihadistes sont passées par là. Mais pas seulement. La défiance est aussi liée au fait que le discours religieux officiel a le plus souvent participé à légitimer l’autorité des régimes en place, particulièrement dans les pays présentés comme laïcs, à l’instar de la Syrie.

Dix ans après les printemps arabes, qui ont fait trembler toute une région, la religion reste omniprésente au sein de ces sociétés, mais sa fonction politique et normative est remise en question par toute une partie de la jeunesse. La rupture en ce sens n’est pas radicale mais plus latente. Le monde arabe n’est pas forcément moins religieux qu’auparavant, mais le rapport qu’entretiennent les populations locales au pouvoir spirituel semble prendre de nouvelles formes.

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I – Dix ans après les printemps arabes, une génération en rupture avec l’ancien monde

« La religion continue de jouer un rôle très important dans la vie publique et privée des gens », estime Abdul Wahab Kayyali, expert à l’Arab Barometer. Selon un sondage réalisé par ce centre de recherche en décembre 2019, le nombre d’habitants de la région MENA qui s’identifient comme « non religieux » est néanmoins passé de 8 % en 2012-2013 à 13 % six ans plus tard. L’évolution est plus visible encore chez les moins de trente ans où cette part a doublé pour atteindre 18 %. Preuve que la libération de la parole politique au sein d’une société impacte directement son rapport au religieux, les évolutions sont particulièrement perceptibles au sein des pays touchés par la première vague des printemps arabes (Tunisie, Égypte, Libye, Yémen). Chez les moins de 30 ans, la moitié des Tunisiens, le tiers des Libyens et le quart des Algériens se disent désormais « non religieux ». « Cette tendance se manifeste de différentes manières : des filles qui retirent leur hijab aux hommes qui cessent de prier, ou ne le font que le vendredi, mais continuent néanmoins à se considérer musulmans. Puis il y a aussi ceux qui ont complètement perdu la foi et qui affirment ne plus croire en Dieu », explique Georges Fahmi, chercheur à l’Institut universitaire européen, à Florence. Selon les études de l’Arab Barometer, les femmes restent plus enclines à se déclarer « religieuses pratiquantes » que leurs congénères masculins, 31 % contre 23 %.

Tous ces chiffres sont bien sûr à prendre avec du recul. Parce que le monde arabe est pluriel et que diverses tendances y sont en cours, parfois au sein d’un même pays, mais surtout parce que le fait de se définir comme « religieux » n’a pas forcément le même sens en fonction des personnes et des contextes. Mais ils témoignent tout de même d’un changement progressif de perception par rapport à la place que doit occuper la religion dans la société.

« J’étais musulman par défaut »

Deux tendances semblent en fait avoir occupé l’espace au cours de cette dernière décennie au sein de la jeunesse arabe. L’une promeut un retour à une vision plus conservatrice de la religion, l’autre tente de s’en émanciper. Les signes de religiosité étant forcément plus visibles que ceux d’une sécularisation progressive, la première a emporté l’attention médiatique et laissé croire à un retour en force du religieux. Mais la réalité est beaucoup plus nuancée. Le port du voile, sur lequel peu de données existent, est souvent considéré comme un baromètre à l’œil nu, ignorant le fait que cette pratique peut recouvrir des réalités extrêmement différentes qui ne sont pas toutes incompatibles avec une forme de sécularisation de la société. « Je vois de plus en plus de hijabs autour de moi et les gens ne jurent que par les versets et les hadith du Coran », perçoit Ghida, une jeune Marocaine qui a baigné dans un univers familial non croyant. À l’inverse, Khadija, une jeune Koweïtienne élevée dans un univers conservateur, n’a jamais été contrainte à porter le hijab. « J’ai appris à accepter qui je suis tout en conservant ma propre perspective. Mes parents sont des musulmans conservateurs, mais ils sont aussi libéraux en ce qui concerne mes choix de vie », confie la jeune femme.

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Les si bien nommés printemps arabes

Élevés dans un environnement familial religieux, ceux qui n’abandonnent pas leur croyance se détachent parfois de la pratique pour des raisons diverses et variées. Jamal, qui a grandi dans une famille pieuse d’Idleb, prie quand bon lui semble. « J’ai oublié le Coran. Comme le dit mon grand-père, la religion doit te rendre heureux et ne pas être une entrave à ta vie », dit-il. Samir, un jeune Kabyle algérien de 27 ans, a lui aussi grandi dans un environnement villageois pratiquant. Depuis qu’il s’est émancipé en vivant dans la capitale, il reconnaît avoir complètement tourné le dos à la religion. « J’étais musulman par défaut, et j’étais un exemple d’assiduité religieuse. Mon revirement a choqué ma famille, mais ils pensent juste que je ne pratique plus. Ils ne savent pas que je ne crois plus », raconte-t-il. Marwan, un journaliste égyptien de 29 ans, confie pour sa part que c’est la période 2011-2012 qui l’a poussé à remettre en cause la religion. « Dans ma famille, il y a des cheikhs, et dès mon enfance, on m’a appris à être un bon musulman, puis je n’y ai plus accordé d’intérêt, même si je ne me considère pas aujourd’hui comme quelqu’un d’athée », dit-il.

Peu de chiffres circulent sur la proportion de personnes qui se disent athées ou agnostiques. Le sujet reste encore tabou, et de ce fait, ceux qui s’identifient ainsi craignent des représailles ou une mise au ban de la société. Plusieurs indices laissent pourtant penser que le nombre d’athées est en hausse dans la région, notamment dans le Golfe où l’étau religieux s’est desserré au cours de ces dernières années. Les réformes menées par le prince héritier Mohammad ben Salmane en Arabie saoudite, notamment sur le port de la abaya par les femmes, ont permis de lâcher du lest. La police religieuse, la Moutawaa, qui terrorisait les Saoudiens en appliquant la charia à la lettre dans les lieux publics, s’est ainsi vu dépossédée de ses pouvoirs par les autorités. Malgré ces avancées, le royaume wahhabite est pointé du doigt comme l’un des « pires violateurs » des libertés religieuses au monde, un rapport de 2019 de la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale (USCIRF) soulignant sa discrimination à l’encontre des chrétiens et des chiites.

« Quand Daech est entré à Idleb, je me suis mis à détester la religion »

Alors que les printemps arabes ont permis aux partis islamistes (tendance Frères musulmans) de jouer un rôle de premier plan sur la scène politique, la confiance que leur accordent les populations arabes n’a cessé de se dégrader au cours de ces dernières années. Elle était de 35 % en 2013 – année charnière pour les Frères musulmans qui, après avoir atteint leur apogée, ont entamé leur descente aux enfers après le coup d’État du général Abdel Fattah el-Sissi contre le président Mohammad Morsi en Égypte –, puis de 20 % en 2018 selon l’Arab Barometer. « Malgré leurs parcours et leurs résultats différents, tant les Frères musulmans en Égypte qu’Ennahda en Tunisie ont été perçus par de nombreux jeunes comme agissant de manière opportuniste juste pour contrôler le pouvoir. Cela a frustré beaucoup d’entre eux et les a conduits à douter de “la religiosité comme marque de probité d’une personne”. J’ai entendu ce constat à plusieurs reprises en Égypte de la part de femmes qui ont enlevé le foulard par exemple », explique Georges Fahmi.

Cette défiance ne concerne pas toutefois uniquement les groupes islamistes, mais plus largement les leaders religieux. En 2013, environ 51 % des jeunes sondés par l’Arab Barometer déclaraient qu’ils avaient confiance en leurs chefs religieux dans une « grande » ou « moyenne » mesure. Ce taux passe à 40 % six ans plus tard. Un autre sondage, effectué par Arab Youth Survey et datant de fin 2019, donne des chiffres encore plus éloquents. Selon lui, 66 % des moins de 30 ans dans le monde arabe estiment que la religion joue un rôle trop important et 79 % d’entre eux pensent que les institutions religieuses ont besoin d’être réformées. Le discours porté par celles-ci semble particulièrement en décalage avec les exigences du quotidien et les enjeux auxquels fait face une nouvelle génération dont de larges pans ont grandi avec un accès facilité aux nouvelles technologies. Plus généralement, il existe aussi une lassitude de la domination religieuse dans la vie quotidienne, notamment depuis la réislamisation des sociétés dans les années 80, qui s’est accompagnée d’une bigoterie de plus en plus répandue.

Là encore, ces chiffres peuvent paraître contre-intuitifs alors que l’actualité de ces dernières années dans la région a été notamment marquée par l’ascension (et la chute) de plusieurs groupes islamistes et jihadistes. Mais cela démontre au contraire que les deux tendances cohabitent. La multiplication des attaques jihadistes, dont la grande majorité a eu lieu dans les pays arabes, et le rigorisme que ces groupes extrémistes ont imposé par la terreur pour tenir d’une main de fer les populations locales ont de plus provoqué chez beaucoup une forme de dégoût plus général de tout ce qui a trait au religieux. « Quand Daech est entré à Idleb, avant al-Nosra (branche syrienne d’el-Qaëda), je me suis mis à détester la religion parce qu’ils voulaient nous obliger à prier et à être ultrapieux », relate Jamal. « Une fois, un soldat de l’EI a fait la morale à mon ami parce qu’il fumait. Quelques semaines plus tard, j’ai vu ce même gars fumer. Ce n’est que de l’hypocrisie », poursuit le jeune homme. Cette jeunesse ouverte au monde à travers les réseaux sociaux voit aussi l’impact négatif pour les musulmans en termes d’images générées par ces groupes censés les défendre. Ahmad, 26 ans, est originaire de Raqqa où il a lui aussi connu la terreur de l’État islamique. « C’était tout sauf l’islam. Et je refuse aujourd’hui que ma religion provoque la méfiance des gens vis-à-vis de nous », explique ce jeune chômeur. « Un jour, je me suis dit “Mince, pourquoi je ne suis pas né chrétien par exemple ?”, tout le monde les aime, personne ne les touche, personne ne leur fait la guerre, il y a toujours de l’espoir chez eux », confie Jamal.

De jeunes Tunisiennes se promènent sur l’avenue Mohamed Bouazizi à Tunis, le 14 décembre 2015. Photo d’archives AFP

« C’est la religion qui trace la voie pour l’État »

Le discours politico-religieux peut ainsi susciter à la fois beaucoup de ferveur et de suspicion. Le cas irakien est particulièrement intéressant en la matière. Les milices chiites dépendantes de l’Iran ou celles affiliées au clerc Moqtada Sadr sont capables de mobiliser des dizaines de milliers de jeunes en quelques heures, preuve que leur rhétorique politico-religieuse trouve encore un écho important. Et dans le même temps, le mouvement de révolte qui a secoué le pays pendant des mois à la fin de l’année 2019 a mis en avant un autre discours au sein de cette jeunesse, souvent moins audible puisque absent de la scène politique, de critique radicale envers toutes ces figures politico-religieuses. « Non à la religion ou aux sectes », pouvait-on entendre au cours de ces manifestations durant lesquelles même la plus haute autorité de l’islam chiite irakien, l’ayatollah Ali Sistani, n’a pas été épargnée. « Nous demandons un État civil qui sépare la politique de la religion. La place de la religion n’est pas au Parlement, n’est pas dans le pouvoir législatif ou dans la justice », clame Roula, 29 ans, avocate irakienne.

Le refus de l’instrumentalisation du religieux par le politique peut prendre diverses formes. Il va de l’idée de séparer strictement la religion de l’État, surtout populaire au sein de la jeunesse libérale et aisée mais qui gagne du terrain, à celle, qui semble plus partagée, de tout simplement distinguer les deux institutions, pour que le religieux ne soit pas dévoyé par le politique. La distinction est parfois subtile. En Syrie, certains révolutionnaires qui prônaient une forme de sécularisation du politique employaient parfois dans le même temps une rhétorique qui emprunte à l’univers religieux, tellement ancré dans la culture, et avant tout dans la langue, qu’elle s’est en quelque sorte « laïcisée ». Dans les familles ultrapieuses, séparer la religion de l’État reste néanmoins une idée saugrenue, comme pour Abdallah, 27 ans, qui vit dans les territoires palestiniens. « La politique et la religion sont liées. C’est la religion qui trace la voie pour l’État et qui permet de régler les problèmes », estime-t-il.

La religion n’a pas perdu de sa sacralité, mais peut-être de sa centralité. Fin octobre, la republication des caricatures de Mahomet dans le journal satirique français Charlie Hebdo et, quelques semaines plus tôt, les déclarations d’Emmanuel Macron présentant l’islam comme une religion « en crise dans le monde entier » ont suscité une vague d’indignation dans les pays musulmans, où le blasphème est largement dénoncé, y compris parmi les minorités chrétiennes. « Une personne est libre de dessiner ce qu’elle veut, mais j’ai tout autant le droit d’exprimer mon “non” en boycottant les produits français », estime Malika, 28 ans, une professeure d’anglais algérienne. « Je suis à 100 % pour la liberté d’expression, mais tout aussi contre les caricatures parce que c’est une insulte, une agression verbale, psychologique contre toute une communauté », déplore Chafic, 29 ans, habitant à Ramallah, en Cisjordanie. Mais la publication des caricatures du Prophète n’a pas pour autant poussé la jeunesse arabe dans la rue, celle-là même qui a pourtant manifesté massivement contre les pouvoirs en place au cours de ces dernières années, et malgré la tentative de récupération politico-religieuse de certaines autorités. « Le tollé a révélé encore une fois la démagogie des dirigeants et l’ignorance de certains qui préfèrent s’offusquer de caricatures plutôt que de se concentrer sur les problèmes internes », déplore Yasmine, une étudiante algéroise de 22 ans. Dans le monde arabe, Dieu n’est pas mort. Mais aux yeux d’une partie de la jeunesse, il semble avoir perdu un peu de son omnipotence.

« Quand j’étais petit, j’allais chez mon grand-père tous les jours après l’école pour apprendre des passages du Coran. Je ne savais pas ce qu’était l’État parce que ma famille en avait peur. Avec la révolution, j’ai compris, et la religion n’a plus été très importante dans ma vie. » Jamal, 22 ans, est photographe à Idleb. Il n’était encore qu’un enfant...

commentaires (3)

Je suppose qu'un autre article va suivre avec une analyse de la situation en Egypte avec les "Freres Musulmans". Quand on parle de religion dans le monde arabe, et si on accepte que l'Egypte fait partie de ce monde soit-disant arabe, alors l'evolution des revolutions egyptiennes et le printemps soit-disant arabe actuel comme continuation des revolutions precedentes pendant le protectorat britannique en Egypte et apres.

Stes David

19 h 00, le 03 février 2021

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Commentaires (3)

  • Je suppose qu'un autre article va suivre avec une analyse de la situation en Egypte avec les "Freres Musulmans". Quand on parle de religion dans le monde arabe, et si on accepte que l'Egypte fait partie de ce monde soit-disant arabe, alors l'evolution des revolutions egyptiennes et le printemps soit-disant arabe actuel comme continuation des revolutions precedentes pendant le protectorat britannique en Egypte et apres.

    Stes David

    19 h 00, le 03 février 2021

  • absolument !

    RAYMOND SAIDAH

    18 h 34, le 03 février 2021

  • VIBREZ LEUR UN PEU LA FIBRE RELIGIEUSE ET TOUS RETOURNENT AU FANATISME RELIGIEUX.

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 07, le 03 février 2021

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