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Nos Lecteurs ont la Parole

La vie n’est plus comme avant

Hier, je chavirais entre le monde des morts et celui des presque vivants, passant près du port de Beyrouth vers la rue de Mar Mikhaël.

Je regardais par ici et par là : je plaçais mon regard sur tout et sur rien...

Ma tête se vidait des pensées quotidiennes, laissant plus de place aux émotions qui venaient m’envahir. Ces sentiments accablants, à me faire pleurer, se propageaient dans mes veines, pénétraient mes organes pour faire souffrir mon corps d’une maladie pénible, inconnue, presque incurable.

Il était 9h du soir, quatre mois plus tard, sur quelques trottoirs de la rue connue pour son ambiance joyeuse, des pierres dispersées. Quelques-unes étaient en miettes, d’autres se tenaient de pied ferme, mais toutes avaient de ces gouttes d’eau qui n’ont pas encore séché et qui ne sécheront pas d’aussitôt puisque la pluie, c’est la pluie de tous les jours.

Ces pierres, arrachées d’un immeuble dans lequel elles ont vécu cinquante ans et plus, si elles pouvaient parler, que diraient-elles ? Seuls les habitants de ces quartiers pourront nous le divulguer.

Ces pierres ne sont que les résidents des faubourgs, comme Mar Mikhaël, qui ont été touchés.

Touchés par l’explosion de Beyrouth le 4 août 2020. Touchés au cœur, au corps et blessés à l’esprit.

La ruelle n’est plus ce qu’elle était ou peut-être c’est moi, comme tout citoyen libanais, qui ne le suis plus. Quelques restaurants et bars ont ouvert leurs portes : des fourchettes effleurent les assiettes pour casser un silence bruyant, des verres se cognent appelant les amants défleuris.

Et la maison de la victime : qui va casser son silence ? Qui va remplir son vide ?

Le fils au travail, les mains durcies, pleines de billets sans valeur, reçoit toujours des condoléances.

La fille dans sa chambre, à suivre ses cours en ligne, regarde toujours la porte en face d’elle « pourvu qu’elle s’ouvre et que je l’aperçoive ! ». Les larmes aux yeux.

L’épouse qui attendait les fins de semaines pour chanter, danser et partager ses sourires et ses histoires avec lui… Le week-end n’arrivant toujours pas.

Le mari qui revenait chaque soir après avoir attendu toute la journée pour voir ce qu’elle lui avait concocté, pensant à des milliers de façons pour la taquiner… Reste toujours sur sa faim, prend une couverture tant il fait froid.

La mère, qui disait à ses voisines : « Mon enfant ! J’en suis fière. Mon enfant, pourvu que ses rêves deviennent réalité » ; et qui disait le même jour à son enfant en le prenant entre ses bras : « Je te protégerai toujours ! Ne crains rien », n’a plus rien de signifiant à dire à ses voisines, voit toujours son fils franchir la porte de ses rêves et se reproche de n’avoir pas pu le protéger.

Le père qui était un modèle, une source de force pour son enfant. Qui le grondait à chaque fois qu’il revenait tard le soir, veillant sur sa vie : se retrouve en quête de son petit fan perdu, pleurant silencieusement cette dure séparation.

Ce père, cette mère, ce mari, cette épouse, ce fils, cette fille survolent toujours les rues de Beyrouth pour assister leurs bien-aimés. Que nous les connaissions ou pas, nous pouvons sentir leur présence à chaque fois que nous passons près du port de Beyrouth : le port des adieux tristes et silencieux.

La vie n’est plus comme avant, un vide s’est creusé en nous, que nous essayons de remplir. Quelque chose a changé et pour toujours.

Je peins à coup de stylo un survivant aux yeux vides et à l’âme égorgée, un chevalier au dos lourd et courbé, mais au regard noble ; un Libanais que je connais.

Je le décris pour l’immortaliser dans sa réalité.

Je le décris parce qu’après le torrent vous le rencontrerez sous plusieurs visages, partout dans notre pays, cherchant à gagner une stabilité qu’il n’a jamais eue.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Hier, je chavirais entre le monde des morts et celui des presque vivants, passant près du port de Beyrouth vers la rue de Mar Mikhaël.Je regardais par ici et par là : je plaçais mon regard sur tout et sur rien...Ma tête se vidait des pensées quotidiennes, laissant plus de place aux émotions qui venaient m’envahir. Ces sentiments accablants, à me faire pleurer, se propageaient dans...

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