Ils auraient pu prendre la fuite, s’éloigner physiquement, s’arracher à toutes ces lumières, ces sapins, ces pères Noël auxquels plus personne ne croit depuis le 4 août. Partir passer deux semaines ailleurs. Dans une capitale où l’on respecte la vie. « Et après ? dit Tracy de sa voix étonnamment calme. La douleur nous aurait rattrapés encore plus violemment. Nous avons préféré offrir un Noël à des personnes qui en avaient besoin. »
Presque cinq mois après les explosions du port, ce drame sans nom, ce crime contre 208 victimes, contre un peuple, des milliers de blessés, une ville et des familles entières, Tracy et Paul Naggear pansent leurs plaies comme ils savent le faire, dans la dignité et l’action. « C’est l’amour que nous éprouvons l’un pour l’autre, quoi qu’il arrive et avant que Lexou ne parte, qui nous aide à continuer », disent-ils. Fusionnels depuis le premier jour dans la joie comme dans la douleur, la vie les a menés au meilleur et au pire. Le décès de la maman de Tracy le jour de leur mariage d’abord et puis le départ de leur petite Lexou. « Mais il y a pire que notre drame, lance Tracy. Nous, nous avons la chance d’avoir encore la vie devant nous… Le pire, ce sont ces personnes qui doivent vivre avec de lourds handicaps irréversibles, qui ont perdu une jambe ou la vue. »
Et pourtant, le décès de leur fille Alexandra, trois ans et demi, trois jours après l’infâme double explosion du port, est certainement une des pires peines infligées à des parents et des grands-parents. Le couple était à la maison, d’où ils travaillent à développer leur compagnie spécialisée en stratégie et management. À la seconde explosion, Alexandra est projetée contre le mur. Elle succombera à ses blessures le 7 août. « Le pire aussi, c’est d’avoir à se battre pour que la vérité éclate, cette vérité qui nous est due. Même si nous la connaissons, il faut qu’elle soit formulée et que les responsables soient arrêtés », reprend inlassablement Tracy. « Nous concentrons nos efforts pour mener une action qui aboutisse. Nous sommes en contact avec d’autres parents qui ont perdu un proche, comme nous, et des ONG concernées pour créer une communauté, précise Paul. Certains ne sont pas encore prêts et on les comprend. Ils n’ont pas la force… »
Transformer sa peine
Alors cette force, leur force à eux, enveloppée d’une peine silencieuse, ou est-ce le contraire, d’où vient-elle ? « Le fait d’être maman m’a donné cette force. Si Alexandra me voyait, je n’aurais pas pu être faible devant elle. C’est plus dur d’être faible que de transformer cette faiblesse en force », confie Tracy. « Ils nous ont pris notre maison, notre fille, alors que nous étions chez nous… Ils ne prendront pas notre pays, ils ne prendront pas notre couple », renchérit Paul, le regard clair et sombre à la fois, la joue traversée d’une cicatrice qui résonne comme un rappel tous les matins, un appel pour que justice soit faite. Et d’ajouter : « Aucun représentant de l’État n’a eu la décence de nous appeler. Rien n’a été fait pour éviter ce qui s’est passé, ni avant ni pendant la double explosion. Il n’y avait pas un militaire, pas un gendarme pour aider les gens à circuler, à se rendre aux hôpitaux. S’il y en avait, peut-être que Lexou aurait été sauvée. » « On doit transformer ce négatif en positif et essayer de faire ressortir de ce malheur quelque chose de bien. C’est notre dernière chance, pour la famille, pour nos amis, pour Lexou », poursuit Tracy qui finit à peine de guérir de ses blessures physiques (pneumothorax, trois vertèbres cassées, quatre côtes brisées, une fracture au doigt, et des blessures à la tête et au visage).
Sur un ton monocorde, retenu, ces trentenaires se regardent, se sourient, un sourire cassé, mais un sourire quand même, et parlent. Chacun puise son souffle de l’autre, de même que l’énergie de continuer. « C’est Tracy qui m’a permis de canaliser ma colère. Le deuil que nous traversons comprend quatre étapes : la colère, la culpabilité, le manque et la vengeance. » Chez eux, pas de place pour la victimisation, pour l’épanchement, pas de déni non plus, mais une distance, une douleur qui ne regardent qu’eux. Le reste, qu’ils veulent partager, ce sont les batailles, petites et grandes, et le présent où à chaque jour suffit sa peine. Et une, redoutable : revenir chez eux.
L’initiative
« Nous n’étions plus rentrés chez nous depuis le 4 août, explique Tracy. Pas même pour inspecter les travaux. » Alors, pour avoir le courage de le faire, au moins la première fois, de repasser sur les lieux du crime qui renferment encore tous leurs souvenirs, il leur fallait une bonne raison. « Pour sentir un peu la fête dans Gemmayzé qui continue de panser ses plaies, pour surtout encourager les habitants du quartier qui, comme nous, n’ont pas encore réintégré leur appartement pour des raisons émotionnelles, nous leur avons proposé de revenir chez eux cuisiner pour des personnes en situation précaire. C’est ce que nous avons fait, Paul et moi, aidés, sur tous les plans, par nos amis. » Le projet, auquel se sont associés des donateurs privés, ainsi que Ball Room Blitz qui a ouvert ses cuisines à des chefs et Base Camp qui a distribué les repas, a permis d’offrir quelque 4 500 plats, du rizz aa djèje, de la moghrabiyé et des bûches de Noël. « Nous avons fait d’une pierre plusieurs coups : cette opération a permis de servir des plats chauds, durant ces fêtes, à des personnes qui n’en avaient pas les moyens, d’aider des producteurs locaux à qui nous avons acheté des produits et de nous permettre de transformer notre peine en quelque chose d’utile. »
Le retour
« Nous sommes en fait repassés chez nous le 22 décembre sur un coup de tête, alors que nous étions dans le coin, en nous disant : si la porte est ouverte et que les ouvriers travaillent, on monte. » La porte ouverte et les ouvriers présents, Paul et Tracy se dirigent automatiquement vers la grande baie vitrée donnant sur les silos. « Le trauma de l’explosion nous a rattrapés un instant. Et avec, toutes les images de ce moment. Mais bizarrement, ça ne nous a pas affectés plus que ça parce qu’on ne voulait pas donner aux criminels ce plaisir de nous faire peur ou encore plus mal. Ils nous ont déjà pris beaucoup… » dit Tracy. La chambre de Lexou sera une épreuve plus difficile qu’ils surmonteront avec cette même détermination mêlée de colère. « Le 24 décembre, c’était différent, les amis étaient là, nous étions tous dans l’action. Ça nous a rappelé que notre maison n’était pas juste la maison du 4 août. La retrouver, c’est retrouver aussi Lexou. Nous y reviendrons bientôt. Nous ne voulons pas que toute notre vie soit un deuil. Avant, je pleurais tous les matins pendant deux heures, maintenant, je pleure pendant vingt minutes… »
Alors, à l’inévitable « pourquoi ? » que se posent tous et chacun, pourquoi ce malheur, alors que chaque année, la famille passe l’été à Beit Méry, Tracy Naggear répond, le regard lointain : « Et si ? Et si ? On aurait pu aussi passer devant le port au moment de l’explosion, mourir, Paul et moi, en laissant Lexou seule. Et ça, ça aurait été le pire… »
commentaires (14)
Tracy , Paul je crois que c est inutile de rajouter quoique ce soit à toutes les belles choses qui ont été dites à votre sujet. Je les partage complètement! J ai juste envie de vous adresser tous mes vœux pour 2021! Comme on dit chez moi en Corse, Pace e Salute pour vous deux, Pace e Salute également pour votre beau Pays que j aime sans trop comprendre pourquoi, car je n y suis jamais venu.. Mais je l aime! Jean Noel
SANTELLI Jean Noel
20 h 40, le 31 décembre 2020