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Lifestyle - Initiative

Tracy et Paul Naggear, transformer le pire en force

Leur fille unique Alexandra restera à jamais le visage d’une ville endeuillée, car l’une des plus jeunes victimes de la tragédie du 4 août 2020. Pour Noël, Tracy et Paul Naggear ont choisi, avec d’autres volontaires et amis, de cuisiner des repas pour 4 500 personnes, distribués le 24 décembre. Une élégante et belle leçon de courage. En toute discrétion.

Tracy et Paul Naggear, transformer le pire en force

Tracy et Paul Naggear ont cuisiné des plats chauds qui ont été distribués, le 24 décembre, à des personnes qui n’en avaient pas les moyens. Photos DR

Ils auraient pu prendre la fuite, s’éloigner physiquement, s’arracher à toutes ces lumières, ces sapins, ces pères Noël auxquels plus personne ne croit depuis le 4 août. Partir passer deux semaines ailleurs. Dans une capitale où l’on respecte la vie. « Et après ? dit Tracy de sa voix étonnamment calme. La douleur nous aurait rattrapés encore plus violemment. Nous avons préféré offrir un Noël à des personnes qui en avaient besoin. »


Tracy et Paul Naggear cuisinant pour les plus déshérités le 24 décembre. Photo DR


Presque cinq mois après les explosions du port, ce drame sans nom, ce crime contre 208 victimes, contre un peuple, des milliers de blessés, une ville et des familles entières, Tracy et Paul Naggear pansent leurs plaies comme ils savent le faire, dans la dignité et l’action. « C’est l’amour que nous éprouvons l’un pour l’autre, quoi qu’il arrive et avant que Lexou ne parte, qui nous aide à continuer », disent-ils. Fusionnels depuis le premier jour dans la joie comme dans la douleur, la vie les a menés au meilleur et au pire. Le décès de la maman de Tracy le jour de leur mariage d’abord et puis le départ de leur petite Lexou. « Mais il y a pire que notre drame, lance Tracy. Nous, nous avons la chance d’avoir encore la vie devant nous… Le pire, ce sont ces personnes qui doivent vivre avec de lourds handicaps irréversibles, qui ont perdu une jambe ou la vue. »


Tracy et Paul Naggear cuisinant pour les plus déshérités le 24 décembre. Photo DR


Et pourtant, le décès de leur fille Alexandra, trois ans et demi, trois jours après l’infâme double explosion du port, est certainement une des pires peines infligées à des parents et des grands-parents. Le couple était à la maison, d’où ils travaillent à développer leur compagnie spécialisée en stratégie et management. À la seconde explosion, Alexandra est projetée contre le mur. Elle succombera à ses blessures le 7 août. « Le pire aussi, c’est d’avoir à se battre pour que la vérité éclate, cette vérité qui nous est due. Même si nous la connaissons, il faut qu’elle soit formulée et que les responsables soient arrêtés », reprend inlassablement Tracy. « Nous concentrons nos efforts pour mener une action qui aboutisse. Nous sommes en contact avec d’autres parents qui ont perdu un proche, comme nous, et des ONG concernées pour créer une communauté, précise Paul. Certains ne sont pas encore prêts et on les comprend. Ils n’ont pas la force… »


Tracy et Paul Naggear cuisinant pour les plus déshérités le 24 décembre. Photo DR


Transformer sa peine

Alors cette force, leur force à eux, enveloppée d’une peine silencieuse, ou est-ce le contraire, d’où vient-elle ? « Le fait d’être maman m’a donné cette force. Si Alexandra me voyait, je n’aurais pas pu être faible devant elle. C’est plus dur d’être faible que de transformer cette faiblesse en force », confie Tracy. « Ils nous ont pris notre maison, notre fille, alors que nous étions chez nous… Ils ne prendront pas notre pays, ils ne prendront pas notre couple », renchérit Paul, le regard clair et sombre à la fois, la joue traversée d’une cicatrice qui résonne comme un rappel tous les matins, un appel pour que justice soit faite. Et d’ajouter : « Aucun représentant de l’État n’a eu la décence de nous appeler. Rien n’a été fait pour éviter ce qui s’est passé, ni avant ni pendant la double explosion. Il n’y avait pas un militaire, pas un gendarme pour aider les gens à circuler, à se rendre aux hôpitaux. S’il y en avait, peut-être que Lexou aurait été sauvée. » « On doit transformer ce négatif en positif et essayer de faire ressortir de ce malheur quelque chose de bien. C’est notre dernière chance, pour la famille, pour nos amis, pour Lexou », poursuit Tracy qui finit à peine de guérir de ses blessures physiques (pneumothorax, trois vertèbres cassées, quatre côtes brisées, une fracture au doigt, et des blessures à la tête et au visage).

Pour mémoire

Comment le 4 août a changé leur vie à tout jamais

Sur un ton monocorde, retenu, ces trentenaires se regardent, se sourient, un sourire cassé, mais un sourire quand même, et parlent. Chacun puise son souffle de l’autre, de même que l’énergie de continuer. « C’est Tracy qui m’a permis de canaliser ma colère. Le deuil que nous traversons comprend quatre étapes : la colère, la culpabilité, le manque et la vengeance. » Chez eux, pas de place pour la victimisation, pour l’épanchement, pas de déni non plus, mais une distance, une douleur qui ne regardent qu’eux. Le reste, qu’ils veulent partager, ce sont les batailles, petites et grandes, et le présent où à chaque jour suffit sa peine. Et une, redoutable : revenir chez eux.


Tracy et Paul Naggear cuisinant pour les plus déshérités le 24 décembre. Photo DR


L’initiative

« Nous n’étions plus rentrés chez nous depuis le 4 août, explique Tracy. Pas même pour inspecter les travaux. » Alors, pour avoir le courage de le faire, au moins la première fois, de repasser sur les lieux du crime qui renferment encore tous leurs souvenirs, il leur fallait une bonne raison. « Pour sentir un peu la fête dans Gemmayzé qui continue de panser ses plaies, pour surtout encourager les habitants du quartier qui, comme nous, n’ont pas encore réintégré leur appartement pour des raisons émotionnelles, nous leur avons proposé de revenir chez eux cuisiner pour des personnes en situation précaire. C’est ce que nous avons fait, Paul et moi, aidés, sur tous les plans, par nos amis. » Le projet, auquel se sont associés des donateurs privés, ainsi que Ball Room Blitz qui a ouvert ses cuisines à des chefs et Base Camp qui a distribué les repas, a permis d’offrir quelque 4 500 plats, du rizz aa djèje, de la moghrabiyé et des bûches de Noël. « Nous avons fait d’une pierre plusieurs coups : cette opération a permis de servir des plats chauds, durant ces fêtes, à des personnes qui n’en avaient pas les moyens, d’aider des producteurs locaux à qui nous avons acheté des produits et de nous permettre de transformer notre peine en quelque chose d’utile. »

Le retour

« Nous sommes en fait repassés chez nous le 22 décembre sur un coup de tête, alors que nous étions dans le coin, en nous disant : si la porte est ouverte et que les ouvriers travaillent, on monte. » La porte ouverte et les ouvriers présents, Paul et Tracy se dirigent automatiquement vers la grande baie vitrée donnant sur les silos. « Le trauma de l’explosion nous a rattrapés un instant. Et avec, toutes les images de ce moment. Mais bizarrement, ça ne nous a pas affectés plus que ça parce qu’on ne voulait pas donner aux criminels ce plaisir de nous faire peur ou encore plus mal. Ils nous ont déjà pris beaucoup… » dit Tracy. La chambre de Lexou sera une épreuve plus difficile qu’ils surmonteront avec cette même détermination mêlée de colère. « Le 24 décembre, c’était différent, les amis étaient là, nous étions tous dans l’action. Ça nous a rappelé que notre maison n’était pas juste la maison du 4 août. La retrouver, c’est retrouver aussi Lexou. Nous y reviendrons bientôt. Nous ne voulons pas que toute notre vie soit un deuil. Avant, je pleurais tous les matins pendant deux heures, maintenant, je pleure pendant vingt minutes… »

Alors, à l’inévitable « pourquoi ? » que se posent tous et chacun, pourquoi ce malheur, alors que chaque année, la famille passe l’été à Beit Méry, Tracy Naggear répond, le regard lointain : « Et si ? Et si ? On aurait pu aussi passer devant le port au moment de l’explosion, mourir, Paul et moi, en laissant Lexou seule. Et ça, ça aurait été le pire… »

Ils auraient pu prendre la fuite, s’éloigner physiquement, s’arracher à toutes ces lumières, ces sapins, ces pères Noël auxquels plus personne ne croit depuis le 4 août. Partir passer deux semaines ailleurs. Dans une capitale où l’on respecte la vie. « Et après ? dit Tracy de sa voix étonnamment calme. La douleur nous aurait rattrapés encore plus violemment. Nous avons...

commentaires (14)

Tracy , Paul je crois que c est inutile de rajouter quoique ce soit à toutes les belles choses qui ont été dites à votre sujet. Je les partage complètement! J ai juste envie de vous adresser tous mes vœux pour 2021! Comme on dit chez moi en Corse, Pace e Salute pour vous deux, Pace e Salute également pour votre beau Pays que j aime sans trop comprendre pourquoi, car je n y suis jamais venu.. Mais je l aime! Jean Noel

SANTELLI Jean Noel

20 h 40, le 31 décembre 2020

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Commentaires (14)

  • Tracy , Paul je crois que c est inutile de rajouter quoique ce soit à toutes les belles choses qui ont été dites à votre sujet. Je les partage complètement! J ai juste envie de vous adresser tous mes vœux pour 2021! Comme on dit chez moi en Corse, Pace e Salute pour vous deux, Pace e Salute également pour votre beau Pays que j aime sans trop comprendre pourquoi, car je n y suis jamais venu.. Mais je l aime! Jean Noel

    SANTELLI Jean Noel

    20 h 40, le 31 décembre 2020

  • Prenez soin de vous, surtout Pensées solidaires

    Florence TRAULLE

    01 h 23, le 31 décembre 2020

  • Respect. La violence du départ d'Alexandra vous a anéantis mais vous êtes courageux et visiblement en voie de guérison. Aider les autres est une noble action qui vous permet de ne pas penser ponctuellement à votre malheur. Gardez la foi, ça aide à vivre, votre petit ange vous accompagne désormais autrement. Et bravo d'avoir fait le choix de rester, le Liban a besoin de beaucoup de belles personnes comme vous pour renaître de ses cendres. Espérons que nous aurons, enfin, de belles années à venir, nous faisons le choix de rester et nous voulons y croire ! Liban pays message. Tout ce que nous souhaitons c'est que la corruption soit combattue pour de vrai et que de nouveaux dirigeants honnêtes puissent redonner vie à ce pauvre Liban qui agonise.. Encore bravo et malgré tout, bonne année 2021. La vie continue !

    Abdallah TAMBEY

    10 h 23, le 30 décembre 2020

  • On ne peut que s'incliner avec tout le respect du monde devant votre attitude Noble, Civilisée et Pleine d' Amour! Vous êtes l'Exemple à suivre par tout un chacun dans ce pays meurtri!! Merci infiniment!

    Wlek Sanferlou

    22 h 07, le 29 décembre 2020

  • Bravo pour votre courage, votre dignité et votre générosité! De tout coeur avec vous!

    Politiquement incorrect(e)

    20 h 42, le 29 décembre 2020

  • Vous forcez l'admiration et le respect, votre souffrance transformée pour surmonter ce qui semble insurmontable. Je vous souhaite tout ce qui vous sera utile pour continuer dans ce chemin difficile et qui est une leçon pour chacun de nous.

    Zeidan

    20 h 20, le 29 décembre 2020

  • Un grand bravo!

    Georges Olivier

    18 h 05, le 29 décembre 2020

  • Beaucoup de respect...vous inspirez la force, l'énergie et la détermination. Que justice soit faite pour Alexandra. Cela vous donnera encore un nouveau souffle de vie.

    Sabine Chamoun

    15 h 13, le 29 décembre 2020

  • Quelle belle leçon d’amour et de vie que ce jeune couple nous donne! Que pouvons-nous leur souhaiter de plus beau sinon de préparer l'arrivée d'une soeur et d'un frère à leur ange disparu trop tôt? Merci à Tracy et Paul Naggear de montrer le chemin de l’amour par l’exemple.

    Hippolyte

    14 h 01, le 29 décembre 2020

  • Vous nous réconciliez avec notre identité et nous retrouvons grâce à vous un courage et un souffle de vie que nous avions perdu ! Merci infiniment d'être aussi merveilleux !

    rolla aoun

    09 h 39, le 29 décembre 2020

  • Soyez certain que c'est grace a vous et parmi les initiatives personnelles que le Liban (Phoenix) nait de ses cendres.

    Eddy

    09 h 14, le 29 décembre 2020

  • Chers Tracy et Paul, je viens dénvoyer cet article a Marc et Carl, et je voudrais vous rendre hommage pour votre courage et votre devouement, vous, et tous ceux et celles qui ont subi la tragedie du 4 aout, etes l'espoir d'un Liban meilleur. Du fond du coeur je vous souhaite un avenir ou la paix et l'amour l'emporterons. Vous nous rendez une fierte que je pensais etre a jamais perdue, celle de clamer notre appartenance au Liban, ce cher pays qui nous a tant donne et que helas nos politiciens ont vole. Que Dieu vous garde unis et vous donne la force de poursuivre votre combat.

    Georges Breidy

    07 h 46, le 29 décembre 2020

  • Vous représentez le visage du Liban qui renaît avec ses stigmates et sa beauté et auquel nous sommes profondément attachés. Témoignage de modèle d’amour, de détermination, de courage, de pudeur et d’un véritable sens du partage. Merci pour ce cadeau, le sens de Noël.

    Labaky Hachem Rita

    07 h 16, le 29 décembre 2020

  • Vous êtes une leçon de vie , je ne trouve rien de plus noble à dire , quelle classe!

    Robert Moumdjian

    06 h 49, le 29 décembre 2020

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