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Société - Éclairage

Pourquoi Bassam Saba n’a pas touché son salaire pendant deux ans

Le directeur général du Conservatoire national de musique du Liban, décédé le 4 décembre, a subi une lourde injustice en raison de considérations bureaucratiques et politiques.


Pourquoi Bassam Saba n’a pas touché son salaire pendant deux ans

Bassam Saba, directeur général du Conservatoire national de musique du Liban. Photo tirée de la page Facebook du musicien

C’est l’une de ces histoires typiquement libanaises où s’entremêlent déboires de la bureaucratie, clientélisme de bas étage, intérêts privés et indifférence croissante de l’État pour la culture. Bassam Saba, décédé le 4 décembre de complications liées au Covid-19, en a fait les frais. Ce musicien libanais de renommée internationale, directeur général du Conservatoire national de musique du Liban (CNSML) depuis octobre 2018, n’a en effet pas perçu le moindre salaire durant ses deux ans de mandat. Celui qui avait renoncé à une brillante carrière aux États-Unis pour venir promouvoir la culture musicale dans son pays s’est battu pendant de longs mois contre cette injustice, sans véritablement obtenir gain de cause.

Ce n’est qu’après sa mort que l’affaire a été rendue publique dans un commentaire posté sur Facebook le 5 décembre par Lynn Tehini Kassatly, ancienne conseillère auprès du ministère de la Culture. « Bassam Saba a désespérément tapé à toutes les portes (…). On lui disait : “Bientôt ou plus tard” (…). Il a dû s’endetter (…). Heureusement, il avait des amis. Ils l’ont logé et soutenu », écrit-elle. Le directeur du CNSML a en effet été contraint de s’installer pendant plus d’un an chez un ami d’enfance, également musicien, avant d’emprunter à un autre proche un appartement inoccupé à Jounieh. « Son supérieur hiérarchique (en allusion au ministre de la Culture, Abbas Mortada, NDLR) le recevait à peine une dizaine de minutes chaque quelques mois et le conseiller juridique du ministère (Walid Jaber, NDLR), à qui était confié son dossier, lui mettait des bâtons dans les roues », ajoute Lynn Tehini Kassatly.

« Bassam Saba a été pris au piège », affirme à L’Orient-Le Jour un proche du conseil d’administration du CNSML. « Début 2018, quand le poste lui avait été proposé alors qu’il se trouvait encore aux États-Unis, on lui avait parlé d’un salaire déterminé. Lorsqu’il est arrivé à Beyrouth, il a dû faire face à une réalité différente. Le nouveau montant proposé ne lui semblait pas avantageux, d’autant qu’il n’avait ni maison, ni voiture, ni même de compte en banque. » Bassam Saba est nommé en octobre 2018 par Ghattas Khoury, alors ministre de la Culture. Ce dernier assure à L’OLJ avoir œuvré pour valider au nouveau directeur du CNSML une rémunération digne et conforme au barème en vigueur, intervenant personnellement pour que soient accélérées les formalités administratives en ce sens. Mais le gouvernement auquel M. Khoury appartient démissionne après les élections législatives de mai 2018. Le cabinet n’a donc pas pu décider du salaire du directeur général, cette question n’entrant pas dans le cadre de l’expédition des affaires courantes.

Hommages

Bassam Saba, le dernier souffle d’un virtuose

Pour le virtuose qu’était M. Saba, l’attente se faisait d’autant plus longue qu’il avait déjà perdu plusieurs mois pour faire valider son diplôme de spécialisation obtenu à Moscou. « Il a joué de malchance, en raison de circonstances exceptionnelles dues notamment aux démissions successives des gouvernements, ainsi qu’aux événements d’octobre 2019 (le début de la révolte populaire, NDLR) et à la propagation du coronavirus », résume le proche du conseil d’administration du CNSML précité.

« La balle n’est pas dans mon camp »

Bassam Saba, victime des déficiences de la bureaucratie libanaise? C’est ce que soutient le ministre sortant de la Culture, Abbas Mortada, pour justifier le fait que le décret fixant le salaire du directeur du CNSML n’ait pas été émis durant toute cette période. « Le circuit d’un projet de décret part du ministère de la Culture pour arriver au Conseil des ministres en passant par l’approbation du ministère des Finances et l’avis du Conseil d’État. Si, une fois parvenu, le projet n’est pas voté pour cause de démission du gouvernement, la procédure doit recommencer après la nomination d’un nouveau ministre de la Culture », déplore-t-il auprès de L’OLJ. À l’avènement d’un nouveau cabinet en janvier 2019, le prédécesseur de M. Mortada, Mohammad Daoud, avait engagé le parcours requis, mais celui-ci s’est ensuite arrêté au secrétariat général du Conseil des ministres, lorsque le gouvernement a présenté sa démission en octobre 2019.

C’est seulement en janvier 2020 qu’un nouveau cabinet est formé. Puis en avril dernier, le secrétaire général du Conseil des ministres, Mahmoud Makkié, envoie le dossier de Bassam Saba au nouveau ministre de la Culture, Abbas Mortada, lui demandant d’obtenir à nouveau l’approbation du ministère des Finances et l’avis du Conseil d’État. Mais sur recommandation de Walid Jaber, son conseiller juridique, qui jugeait ces formalités inutiles, M. Mortada a retourné tel quel le dossier au Grand Sérail. Campant sur sa position, Mahmoud Makkié le lui expédie à nouveau, ce qui contraint finalement le ministre à solliciter les avis demandés. Le 26 août, ce dernier envoie enfin le dossier tel que requis. Quatre mois supplémentaires s’étaient écoulés. Le port de Beyrouth avait entre-temps explosé, le gouvernement avait démissionné (10 août). La fixation du salaire de Bassam Saba a donc été remise aux calendes grecques.

Au moment d’assumer les responsabilités dans cette affaire, les protagonistes se renvoient, sans surprise, la balle. « Je me tenais à ses côtés », assure Abbas Mortada, dont l’un des proches accuse le secrétaire général du Conseil des ministres, Mahmoud Makkié, d’être à l’origine du blocage. « Bassam Saba me disait lui-même qu’à maintes reprises, Mahmoud Makkié a refusé de le recevoir », affirme-t-il. « Si Bassam Saba était encore vivant et me réclamait un rendez-vous, j’aurais refusé, parce que la balle n’est pas dans mon camp, rétorque M. Makkié. Lorsqu’il y a un changement de gouvernement, une nouvelle approbation du ministère des Finances est nécessaire. Qu’on ne me parle pas de continuité des services, parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’actes administratifs, mais de prérogatives politiques, d’autant qu’un nouveau ministre des Finances peut avoir une position différente de celle de son prédécesseur. »

« Il ne connaissait personne au sein de l’État »

Un compromis, à la libanaise, avait été trouvé au mois de septembre. Le conseil d’administration du conservatoire a en effet pu faire une proposition au ministre de la Culture pour déterminer le salaire du directeur général. Le département des consultations et de la législation au sein du ministère de la Justice a validé la démarche, qui consistait à trouver un arrangement entre Abbas Mortada, Bassam Saba et son conseil d’administration. « Un contrat de réconciliation » a été conclu, en vertu duquel le directeur du conservatoire devait recevoir la somme de 147,6 millions de livres pour la période allant d’octobre 2018 à février 2020. Mais entre le moment où son premier salaire devait lui être versé et le moment où le premier versement a effectivement eu lieu, la livre libanaise a perdu 80 % de sa valeur.

La somme n’a, en outre, toujours pas été encaissée par Bassam Saba ou par sa famille depuis l’accord du mois de septembre. Un proche du défunt affirme à L’OLJ que cela nécessitait des formalités et que le musicien étudiait les modalités qui lui auraient permis de rembourser ses dettes. Ce dernier n’a donc pas eu le temps de prendre possession des montants alloués sachant, en outre, qu’il a été contaminé par le coronavirus en octobre, puis hospitalisé jusqu’à son décès.

Aujourd’hui, Abbas Mortada assure à L’OLJ que la somme restera à la disposition de la famille du défunt, et que son ministère fera le nécessaire pour que soient également versés les salaires couvrant la période de février dernier jusqu’au décès du directeur du conservatoire.

Mais pourquoi avoir attendu autant de temps pour rédiger un contrat direct entre les protagonistes ? « À chaque fois, on se disait que les choses allaient s’arranger par les canaux classiques », affirme un proche du conseil d’administration du CNSML. Bassam Saba pourrait également avoir été victime de la jalousie de ses pairs, alors que le poste de directeur général du Conservatoire national est très convoité. « C’est possible », se contente de répondre la source précitée.

Rejet de responsabilités, paperasserie, négligence, manque de connaissance, manque d’expérience… Un ancien ministre ayant requis l’anonymat ajoute un autre facteur qui a participé à faire endurer à Bassam Saba les deux pires années de sa vie. « Il ne connaissait personne au sein de l’État. Or quelles que soient ses compétences, un fonctionnaire a peu de chances de voir ses droits protégés lorsqu’il ne bénéficie pas de soutiens au sein de l’administration publique. »

« Si on perd la culture, on ne pourra pas la récupérer »

Preuve que le problème est plus large, le directeur général du CNSML n’a pas été le seul à se retrouver dans cette situation. Anne-Marie Afeiche, directrice générale du Conseil général des musées, et Hassane Akra, directeur général de la Bibliothèque nationale, ne perçoivent pas non plus leurs salaires depuis leur nomination. Dans leurs cas, le problème est toutefois différent. En 2018, eux aussi ont été nommés à leurs postes respectifs en vertu de décrets pris en Conseil des ministres, mais contrairement au conseil d’administration du Conservatoire national, leurs conseils d’administration attendent toujours d’être désignés.

Concernant le Conseil général des musées, c’est au conseil d’administration de fixer le salaire de la directrice générale. Celui-ci ne peut donc être perçu tant que les membres du conseil n’ont pas été désignés. Maintes requêtes ont été présentées pour accélérer le processus de désignation. Mais là aussi, les lourdeurs administratives se mêlent au désintérêt politique. Mahmoud Makkié avait imposé une condition pour que la question soit mise à l’ordre du jour du Conseil des ministres : la nomination préalable par le ministère de la Culture d’un vice-président du conseil d’administration. En poste à l’époque, le ministre Mohammad Daoud avait obtempéré et aussitôt renvoyé le projet de décret au secrétariat du Conseil des ministres. Depuis, le document dort dans un tiroir. D’aucuns reprochent au ministre de la Culture actuel de ne pas suivre le dossier. « Ce n’est pas à moi, mais au Conseil des ministres de nommer un conseil d’administration », se défend-il. Situation similaire pour la Bibliothèque nationale. Mahmoud Makkié avait réclamé à Mohammad Daoud des documents manquants aux dossiers de deux membres du conseil d’administration, lesquels lui ont été envoyés. Lorsque Abbas Mortada a accédé au ministère de la Culture, M. Makkié lui a demandé de lui expédier une nouvelle fois le projet de décret en le faisant passer par le ministère des Finances et le Conseil d’État. Mais Abbas Mortada ne l’a toujours pas fait, indique un proche du conseil d’administration de la Bibliothèque nationale. Quoi qu’il en soit, estime-t-il, il ne faudrait pas attendre la désignation des membres du conseil pour verser au directeur général son salaire, celui-ci étant fixé dans le décret de nomination de Hassane Akra.

La classe politique, dans son ensemble, ne semble pas être pressée de régler ce problème, alors que les caisses de l’État sont vides. « C’est une loi (de 2008) qui a institué ces établissements publics que sont le CNSML, le Conseil général des musées et la Bibliothèque nationale. S’ils n’en veulent plus, ils n’ont qu’à l’abroger », martèle un proche du conseil d’administration du Conseil général des musées. De sources concordantes, l’État se dirige d’ailleurs vers la fermeture de tous les établissements publics. Un cadre du ministère de la Culture confie à L’OLJ que ces institutions n’ont pas lieu d’être, les directions générales des ministères étant à même, selon lui, d’être responsables des différentes charges attribuées à ces organismes. « Une décision de fermeture serait fâcheuse, quand bien même elle semble nécessaire à cause de l’effondrement financier du pays, commente une personne engagée dans le domaine de la culture. Il est vrai qu’à l’heure actuelle, les priorités sont ailleurs. Mais si on perd la culture, on pourrait ne plus jamais la récupérer. »

C’est l’une de ces histoires typiquement libanaises où s’entremêlent déboires de la bureaucratie, clientélisme de bas étage, intérêts privés et indifférence croissante de l’État pour la culture. Bassam Saba, décédé le 4 décembre de complications liées au Covid-19, en a fait les frais. Ce musicien libanais de renommée internationale, directeur général du Conservatoire...

commentaires (11)

Il n’y a rien à dire ni à rajouter. En lisant cet article j’ai honte d’être libanaise au même titre que ces corrompus, ces bandits, ces vauriens. Ce pauvre Bassam Saba qui quitte les États Unis pour occuper le poste de directeur général du Conservatoire du Liban, qui ne perçoit même pas de salaire pendant deux ans ... mais c’est quoi ça ?? À quel état de droit a-t-on à faire ?? Des escrocs et des malfaiteurs de grands chemins. HONTE HONTE HONTE d’avoir la même nationalité qu’eux. Repose en Paix Bassam. Vous le méritez grandement ??

Khoury-Haddad Viviane

19 h 28, le 18 décembre 2020

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Commentaires (11)

  • Il n’y a rien à dire ni à rajouter. En lisant cet article j’ai honte d’être libanaise au même titre que ces corrompus, ces bandits, ces vauriens. Ce pauvre Bassam Saba qui quitte les États Unis pour occuper le poste de directeur général du Conservatoire du Liban, qui ne perçoit même pas de salaire pendant deux ans ... mais c’est quoi ça ?? À quel état de droit a-t-on à faire ?? Des escrocs et des malfaiteurs de grands chemins. HONTE HONTE HONTE d’avoir la même nationalité qu’eux. Repose en Paix Bassam. Vous le méritez grandement ??

    Khoury-Haddad Viviane

    19 h 28, le 18 décembre 2020

  • Entre-temps, le directeur des chemins de fer touche bien sont salaire !

    Aboumatta

    16 h 26, le 15 décembre 2020

  • ""Lorsqu’il est arrivé à Beyrouth, il a dû faire face à une réalité différente. Le nouveau montant proposé ne lui semblait pas avantageux, d’autant qu’il n’avait ni maison, ni voiture, ni même de compte en banque."" Quelle passion pour son art. Le musicien est mort en héro. C’est trop long pour débattre des subventions des pouvoirs publics ou privés, des mécénats, des salaires impayés des enseignants, et des retraites indécentes. A quoi peut-on s’attendre dans un pays failli, en guerre depuis un demi-siècle, un Etat qui vit de mendicité et autres aides internationales, sinon de sacrifier ses fleurons et faire de la culture le parent pauvre. Il ne trouvait aucune oreille attentive auprès d’un supérieur, ou d’un conseiller juridique, (à mon avis, ils ne connaissent rien à la culture, et doivent démissionner). Ce destin tragique nous interpelle, et que ses amis feront tout pour qu’il ne soit pas oublié.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    14 h 55, le 15 décembre 2020

  • Quelle honte!!! quel est ce pays!!! les libanais ont accepter l'inacceptable depuis des années....(clientélisme corruption...)

    mokpo

    14 h 35, le 15 décembre 2020

  • MAIS LES MAFIEUX QUI NOUS GOUVERNENT SONT REMUNERES CHAQUE MOIS POUR LA DESCENTE PERFORMEE PAR LEURS VOLS VERS LES ENFERS DU PAYS ET DE SES CITOYENS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 34, le 15 décembre 2020

  • Bien dit,Cadige William.

    Marie Claude

    10 h 23, le 15 décembre 2020

  • C est du vivant du Directeur du Conservatoire que cet article aurait du paraitre et parler et se lamenter a propos de cette triste affaire n est qu'hypocrisie pure. Decidement la sale mentalité de la majorité de la classe politique se distingue encore une fois dans cette tragique et regrettable affaire. Quand pour des raisons partisanes on parachute des Lumieres a la tete du Ministere de la Culture, faut pas s’attendre a des miracles !

    Cadige William

    08 h 39, le 15 décembre 2020

  • Ce papier est bienvenu parce qu’il y a beaucoup d’infos lacunaires qui circulent ça et là. Je crois comprendre, en le lisant, que le cas de Bassam Saba n’était pas unique et qu’en réalité, différents établissements publics ont été créés et les postes pourvus sans que les rémunérations de leurs dirigeants n’aient été validés. D’où ces démarches ubuesques.

    Marionet

    07 h 51, le 15 décembre 2020

  • Indifference, injustice et corruption.

    Esber

    07 h 46, le 15 décembre 2020

  • Quelle honte....

    NAUFAL SORAYA

    07 h 09, le 15 décembre 2020

  • Malheureusement au Liban on assassiné la patrie à coups d'explosions dévastatrices ainsi qu'à coups d'injustices ciblées qui nous détruisent corps et âmes!!!

    Wlek Sanferlou

    02 h 51, le 15 décembre 2020

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