Alors que les réserves en dollars s’épuisent rapidement, une levée des subventions généralisées sur les médicaments importés, le carburant et les produits alimentaires de base au Liban semble inévitable. Définir ce qui les remplacera suscite, en revanche, un débat houleux.Le Fonds monétaire international, auprès duquel le Liban tente d’obtenir un prêt pour l’aider à sortir de son bourbier financier, a plaidé pour des subventions resserrées qui viseraient les strates les plus pauvres et vulnérables de la société. Dans le même temps, d’autres ont demandé que la suppression des subventions soit le catalyseur d’un renforcement global du système social notoirement faible du Liban.
Ceux qui soutiennent des subventions directes ou une assistance en espèces aux plus pauvres estiment qu’il s’agit là d’un moyen beaucoup plus efficace d’atteindre les populations dans le besoin qu’un système de subventions généralisé sur les importations. Cette option aurait également l’avantage de préserver les réserves.
Le Liban a, selon les estimations, dépensé environ 4 milliards de dollars en subventions pour les produits de base en 2020. Mais selon une estimation récente, jusqu’à 80 % de ce montant a bénéficié aux 50 % les plus riches de la population.
Pour Jamal Saghir, économiste et ancien directeur à la Banque mondiale interrogé par L’Orient Today, le système actuel de subvention, en plus d’être coûteux, profite in fine plus aux riches qu’aux pauvres parce qu’il augmente le pouvoir d’achat des premiers. « En fin de compte, le problème, c’est que, dans ce cas de figure, les pauvres subventionnent les riches », estime-t-il. Ce système « est censé aider les pauvres, mais il s’agit (dans cette forme) d’un gaspillage qui bénéficie aux riches », poursuit-il. « Par conséquent, un instrument plus efficace pour protéger les plus vulnérables serait soit de cibler correctement les pauvres…, soit d’éliminer les subventions et de les compenser en créant un système de transfert direct de cash aux plus pauvres, à condition d’avoir une liste clairement établie des personnes dans le besoin », ajoute-t-il.
Pas de liste claire
Problème : en l’absence de recensement fiable de la population au Liban, le développement d’une base de données précise de ceux qui devraient recevoir une aide est une tâche extrêmement ardue.
« Nous essayons de cerner les besoins de manière scientifique. Ceci devrait se faire à partir d’une base de données et d’une structure solides », souligne de son côté Assem Abi Ali, le superviseur général du Plan de réponse à la crise du Liban au ministère des Affaires sociales. Mais, poursuit-il, développer un programme de subventions ciblées au Liban « n’est pas chose aisée ». « C’est même la tâche la plus difficile qui soit en raison du secret bancaire qui prévaut au Liban, en raison aussi de l’absence de recensement depuis 1932. Nous ne connaissons même pas le nombre de ménages au Liban », rappelle-t-il, ajoutant qu’à tous ces facteurs, il faut ajouter le fait que le pays accueille également de grandes populations de réfugiés syriens et palestiniens.
Ce qui se rapproche le plus d’une liste complète des ménages nécessiteux dont dispose actuellement le gouvernement est une base de données développée dans le cadre du Programme national visant la pauvreté lancé en 2011 avec un financement de la Banque mondiale.
Selon Assem Abi Ali, la base de données comprend environ 150 000 ménages, dont 15 000 reçoivent des bons alimentaires. Mais les bons alimentaires et autres avantages fournis par le programme n’atteignent qu’environ 4,5 % de tous les ménages au Liban. Et la liste ne comprend pas tous ceux qui ont sombré dans la pauvreté au cours de l’année écoulée avec l’implosion du système financier et de l’économie du pays.
Un autre projet, la Plate-forme interministérielle d’évaluation, de coordination et de suivi, ou plate-forme Impact, a été lancé au printemps, en prévision de l’attribution d’une aide gouvernementale lors du premier confinement visant à lutter contre la propagation du coronavirus. Il visait à produire une base de données plus complète des ménages nécessiteux dans tout le pays, qui pourrait être utilisée pour les aides en espèces. Mais le démarrage de ce projet a été lent sur le terrain
Une base de données de près de 470 000 familles, soit plus de 1,8 million de personnes nécessiteuses, a été produite en collaboration avec les municipalités dans le cadre de ce projet. Mais la plate-forme n’a pas été réellement utilisée pour identifier les récipiendaires des premiers paiements en espèces de 400 000 livres distribués par le gouvernement à partir d’avril.
« Le budget et les ressources disponibles ne suffisent pas à couvrir les besoins. En outre, il faudrait que toutes les demandes soient vérifiées pour être sûrs que les candidats sont vraiment éligibles à ce programme d’aide », souligne M. Abi Ali. Or, le processus de vérification est chronophage « parce qu’il faut effectuer des visites à domicile » et falre une enquête pour chaque ménage.
En fait, les listes de destinataires ont été bricolées à partir de diverses listes, dont celles des victimes d’explosions de mines terrestres, des chauffeurs de taxi, des parents d’élèves des écoles publiques, auxquelles ont été ajoutées les familles figurant dans la base de données du Programme national visant la pauvreté. Assem Abi Ali précise que 105 000 des ménages de la plate-forme Impact ont finalement reçu des aides liées au Covid-19 deux mois plus tard.
Aujourd’hui, poursuit le superviseur général, le processus de vérification des candidats est en cours, avec deux entreprises privées engagées pour effectuer les visites nécessaires. Une fois les candidatures vérifiées, elles seront ajoutées à la base de données du Programme national visant la pauvreté et seront éligibles à une aide future, y compris des transferts en espèces qui pourraient être fournis dans le cadre d’un prêt de la Banque mondiale actuellement en négociation.
Une refonte plus large du filet de sécurité sociale
La question des subventions a mis en lumière l’absence d’un système global de sécurité sociale au Liban. Le pays n’a pas d’allocations-chômage, pas de système de retraite pour les salariés du secteur privé et des allocations limitées pour les personnes handicapées.
Le débat actuel sur les subventions peut être « une occasion de commencer à ériger les fondements d’un système de protection sociale plus complet, basé sur les droits et dont le Liban a clairement besoin », souligne Luca Pellerano, spécialiste de la protection sociale au bureau régional de l’Organisation internationale du travail (OIT) à Beyrouth.
Ceci est d’autant plus vrai que la pauvreté s’est dramatiquement accrue au cours de l’année écoulée. Une analyse récente, basée sur une enquête sur la population active et les conditions de vie des ménages, menée par l’OIT et l’Administration centrale des statistiques du Liban, a révélé que près de 55 % de la population a désormais un faible revenu – moins de 470 700 livres par mois – et que près des trois quarts de la population sont « en situation de vulnérabilité » avec moins de 706 500 livres par mois, selon les données partagées par M. Pellerano.
Compte tenu de l’ampleur du problème et de la difficulté de faire des évaluations approfondies du niveau de vie de toutes les familles nécessiteuses dans un court laps de temps, M. Pellerano estime que toutes les mesures de soutien qui remplaceraient les subventions devraient avoir pour objectif de couvrir la majorité de la population, à l’exclusion des 20 à 25 % des ménages ayant les revenus les plus élevés. « En un mot, ce que nous pensons être une solution possible est un ensemble de subventions sociales quasi universelles pour les familles avec enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées qui ne sont pas protégées par les systèmes de protection sociale existants », résume-t-il.
Le spécialiste de l’OIT reconnaît toutefois que des questions délicates doivent être résolues. La première étant : d’où proviendra l’argent pour un tel programme ? « Le risque est que si l’on imprime davantage de billets, l’inflation érodera très rapidement la valeur de ces aides », note M. Pellerano. Par ailleurs, se pose aussi la question de savoir comment assurer un soutien aux résidents non libanais – y compris les réfugiés économiquement vulnérables et les travailleurs migrants – qui bénéficient actuellement des subventions au même titre que les Libanais.
Quelles sont les prochaines étapes ?
La suppression des subventions est politiquement hypersensible ; la menace d’une hausse des prix a d’ailleurs déjà suscité des protestations. Une réunion parlementaire sur la question la semaine dernière s’est soldée par des cris et pas de résultats, et les réunions ministérielles n’ont pas non plus permis, jusqu’à présent, d’aboutir à un plan concret.
Or, il y a urgence : le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a en effet déclaré récemment que les réserves en devises de la banque centrale pour les subventions seraient épuisées dans deux mois.
Jamal Saghir regrette pour sa part que les décideurs aient procrastiné sur le sujet jusqu’à ce que la crise soit aiguë, alors qu’il fallait adresser la question d’une réforme du processus de subvention et celle d’une « réforme substantielle du système de protection sociale » plus large depuis longtemps déjà. « Il est clair maintenant qu’ils travaillent en mode panique en raison des contraintes budgétaires », souligne-t-il.
« Une réforme doit être lancée car les subventions ne sont plus tenables », renchérit Sami Halabi, directeur des politiques du groupe de réflexion Triangle, interrogé par L’Orient Today. « Elles n’étaient pas tenables avant, mais, dans la situation actuelle, elles ne le sont plus du tout », ajoute-t-il.
Pour Sami Halabi, suspendre les subventions généralisées comporte toutefois également de nombreux dangers – parmi lesquels, le risque que les politiciens puissent utiliser des subventions ciblées pour récompenser leurs partisans politiques plutôt que pour aider les plus démunis, ou que les listes soient autrement déformées, par des considérations politiques, par exemple, telles que la distribution communautaire.
« Une fois que vous avez démantelé le programme de subventions généralisées et que vous commencez à vous orienter vers le ciblage, il n’y a plus de retour en arrière possible », souligne encore M. Halabi. « Nous allons vivre avec cette décision pendant longtemps, probablement une décennie voire plus. Il est donc indispensable de bien faire les choses. »
Cet article a été originellement publié en anglais dans « L’Orient Today » le 11 décembre.
90% des libanais ont besoin d'aides, car ils se sont appauvris, et leurs comptes bancaires sont, s'ils existent, fictifs et subissent déjà et encore, un haircut de 50 à 80%,selon qu'il s'agit de devises ou de monnaie nationale. Les retraités sont en train de perdre leurs économies à une vitesse incroyable. La situation doit être généralisée à tous les ménages et non aux partisans des corrompus.
15 h 45, le 15 décembre 2020