Une levée de boucliers sunnite sans précédent, et un repli communautaire chiite significatif, tous deux dirigés contre le chef de l’État et son camp, ont accueilli hier la décision du juge d’instruction près la Cour de justice, Fadi Sawan, d’inculper le Premier ministre démissionnaire Hassane Diab et trois anciens ministres, Ghazi Zeaïter (Transports), Ali Hassan Khalil (Finances) et Youssef Fenianos (Transports) dans l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth.
Deux des ministres, Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil, tous deux membres du mouvement Amal, se sont drapés dans leur immunité parlementaire – le Parlement étant en session – et un appui du Hezbollah, pour faire savoir qu’ils ne se plieront à l’injonction de comparaître lundi qui leur a été faite, qu’après consultation du Parlement. Le troisième, Youssef Fenianos, proche des Marada, ne s’est pas exprimé publiquement sur son inculpation. Toutefois, son mouvement a fait savoir, que les accusations portées contre lui sont « injustes », « infondées » et « politisées ».
À l’exception de Hassane Diab, que sa communauté a placé hier hors de portée du pouvoir judiciaire, qu’il soit ordinaire ou exceptionnel, la comparution des anciens ministres faisait toujours problème hier soir. Il est possible, soulignent des sources concordantes, que MM. Zeaïter et Hassan Khalil aillent ensemble au bureau du juge Sawan lundi, pour lui exposer le vice de forme qui, selon eux, lui interdit de les convoquer sans l’approbation du Parlement.
Le procureur général Fady Sawan avait lancé jeudi ses inculpations, les premières à l’encontre de responsables politiques, pour « négligence ». Selon une source judiciaire qui a requis l’anonymat et citée par l’AFP, outre le chef de négligence, M. Diab, l’ancien ministre des Finances Ali Hassan Khalil, ainsi que les anciens ministres des Travaux publics Youssef Fenianos et Ghazi Zeaïter ont été inculpés « pour avoir provoqué la mort et des nuisances à des centaines de personnes ». L’explosion catastrophique avait fait plus de 200 morts, 6 500 blessés, et détruit le port et plusieurs quartiers de la capitale.
Selon une source judiciaire informée, il est possible que la négligence, qui est un délit, soit surqualifiée par d’autres articles du Code pénal et qu’elle soit alors assimilée à un crime, ce qui aggraverait les peines encourues par les présumés coupables. Par ailleurs, l’éventualité ayant été soulevée par un journaliste qui l’interrogeait, l’ancien procureur général Hatem Madi juge que M. Sawan « n’ira pas jusque-là » et n’émettra pas de mandats d’arrêt contre les inculpés, s’ils ne comparaissent pas lundi.
À la décharge de M. Sawan, des sources judiciaires haut placées affirment qu’il ne faut pas se hâter de juger son action. Et de rappeler que, dans un récent message à la Chambre, dans lequel il l’informait de ses soupçons, M. Sawan avait cité 13 noms, à savoir tous les ministres des Transports, de la Justice et des Finances ainsi que les chefs de gouvernement qui se sont succédé depuis 2013, date de l’entrée au port du chargement de nitrate d’ammonium.
Le Hezbollah aux côtés de Berry
Le Hezbollah a réagi aux inculpations en en relevant le « ciblage politique ». Entre ses deux alliés chiite et chrétien, il semble donc avoir pris le parti de Nabih Berry, un autre repli communautaire qui pourrait marquer un tournant dans la vie politique. Après avoir affirmé son « soutien total » à une « enquête judiciaire impartiale et transparente », un communiqué du parti pro-iranien a affirmé : « L’accusation doit se faire sur des bases logiques et légales, mais cela n’a pas été le cas dernièrement. C’est pourquoi nous refusons catégoriquement l’absence de critères unifiés qui a abouti à ce que nous considérons être un ciblage politique qui a touché certaines personnalités tout en épargnant d’autres (…). Cela va malheureusement retarder l’enquête. »
Pour sa part, l’ancien ministre des Travaux publics et député Ghazi Zeaïter s’est défendu dans une conférence de presse, affirmant que le juge Sawan a « outrepassé ses prérogatives ». « Honte à une justice dont est membre le juge Fadi Sawan. Nous ne nous tairons pas et nous ne répondrons pas aux agendas politiques », a lancé le député. À noter que selon l’avocat pénaliste Akram Azouri, le juge Sawan a, dans cette affaire, parfaitement appliqué la jurisprudence (voir par ailleurs).
Le tollé sunnite
L’inculpation de Hassane Diab a, elle, fait l’effet d’une bombe dans les milieux sunnites. Dans un bref communiqué, le Premier ministre sortant a exprimé jeudi son « étonnement » face à cette inculpation qui, « au-delà de la personne, vise un poste » (de Premier ministre). Il a également affirmé avoir « la conscience tranquille » concernant la façon dont il a traité « de manière transparente et responsable » le dossier de la double explosion au port.
Signe de la tournure communautaire prise par cette question, le Premier ministre désigné Saad Hariri, le mufti de la République, le cheikh Abdellatif Deriane, ainsi que les anciens Premier ministres Fouad Siniora, Nagib Mikati et Tammam Salam, ont exprimé leur soutien à M. Diab.
M. Hariri a tenu en outre à se rendre au Grand Sérail pour exprimer, le plus solennellement possible, son appui au Premier ministre démissionnaire, sachant qu’au moment de sa désignation il l’avait boudé. « Je suis venu au siège de la présidence du Conseil pour exprimer mon refus catégorique de l’atteinte flagrante à la Constitution commise par le juge qui a inculpé le Premier ministre », a affirmé M. Hariri à l’issue de son entretien avec M. Diab, affirmant qu’il « se tient à ses côtés ».
« La Constitution est claire. Les Premiers ministres comparaissent uniquement devant un tribunal spécial formé par le Parlement. La présidence du Conseil n’est pas là pour faire l’objet de chantage. Cela est rejeté et nous ne l’acceptons pas. Les proches des martyrs ont le droit de connaître la vérité, de savoir qui a laissé entrer ce navire et qui lui a accordé une couverture », a-t-il ajouté.
« Poursuivre la présidence du Conseil constitue une atteinte politique inacceptable et une violation de la Constitution et de la loi sur le jugement des anciens présidents et ministres (...) », a estimé pour sa part le mufti Deriane, dénonçant « un règlement de comptes politiques ». « Tout le monde est responsable de ce drame (...) », a ajouté le dignitaire sunnite, qui a appelé dans la journée M. Diab afin de l’assurer de sa solidarité. « La présidence du Conseil n’est le défouloir de personne », a écrit de son côté sur Twitter l’ex-Premier ministre Tammam Salam.
Siniora vise le chef de l’État
L’argumentation la plus serrée contre les inculpations est venue de l’ancien Premier ministre Fouad Siniora. Ce dernier a commencé par rappeler qu’au lendemain même de l’explosion, lui-même et les anciens Premiers ministres avaient plaidé pour que l’enquête sur le drame soit confiée à une commission internationale. Il en a renouvelé la demande avant d’ajouter : « Le chef de l’État nous avait promis qu’en cinq jours la vérité serait faite sur ce qui s’est passé. Voilà que quatre mois et plus sont passés et que l’enquête virevolte à droite et à gauche, et ne semble porter que sur des détails superficiels, sans toucher à l’essentiel des problèmes politiques au cœur de ce crime : qui a acheminé ce stock au Liban et quel en était le but ? Qui en a profité ? Qui utilisait ce stock et en transportait certaines quantités hors de l’enceinte portuaire ? Qui insistait pour que le stock ne soit pas réexporté et insistait pour qu’il ne soit pas détruit ? »
Par ailleurs, M. Siniora a rappelé que le président de la République a été informé de l’existence du stock de nitrate d’ammonium 15 jours avant l’explosion, un peu à la même période que M. Diab. Rappelant que M. Aoun est un « ancien commandant en chef de l’armée, qu’en sa qualité de président il préside le Conseil supérieur de défense, qu’il est le chef des forces armées et qu’en sa qualité de militaire, il sait théoriquement et d’expérience la nature explosive des produits entreposés », il a dénoncé « l’instrumentalisation de la justice à des fins policières ou pour des machinations, des règlements de comptes et des vengeances », M. Siniora réaffirmé qu’il « ne défend personne ». « Tous deux sont responsables, a-t-il dit, alors pourquoi ce côté discrétionnaire dans le choix des poursuites? »
Gouvernement : le Hezbollah appelle à « arrondir les angles »
Ces nouveaux développements et tensions vont-ils retarder davantage encore la formation d’un nouveau gouvernement ? Sans doute, mais sur ce plan aussi, le Hezbollah a commencé à prendre ses distances à l’égard de son allié chrétien. C’est ainsi que le secrétaire général adjoint du Hezbollah, le cheikh Naïm Kassem, a appelé à « arrondir les angles » dans un processus otage d’un bras de fer entre le Premier ministre désigné Saad Hariri et le chef de l’État Michel Aoun. « Le Liban ne pourra se relever sans la formation d’un gouvernement qui soit la porte d’entrée vers une solution », a estimé le dignitaire chiite, lors d’une rencontre virtuelle organisée par le département culturel du parti pro-iranien dans le Sud, à l’occasion de la naissance de Zeinab, fille de l’imam Ali. « Si les responsables au Liban se mettent d’accord, l’Occident et l’Amérique devront, bon gré, mal gré, prendre note de cela », a poursuivi Naïm Kassem. « Les citoyens étouffent et le seul pari gagnant est celui d’un accord et d’un arrondissement des angles », a encore estimé le numéro deux du Hezbollah.
Encore une preuve que le Liban est un cirque. Tous ceux qui etaient au pouvoir depuis l'arrivee de cette maudite cargaison jusqu'a son explosion sont RESPONSABLES. Mais pour commencer, il faut bien un fil conducteur. Donc le juge a rison pour commencer avec les derniers venus et derouler le fil des evenements.
18 h 43, le 12 décembre 2020