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Premiers pas

Sans trop d’égards pour la règle de la séparation des pouvoirs, politique et justice ont souvent entretenu, dans notre pays, des rapports coupables ; de le rappeler ne vise certes pas à mettre dans le même sac les magistrats intègres et ceux de leurs collègues plus sensibles aux pressions, menaces et tentations. Toujours est-il qu’au sein de ce couple illégitime, c’est forcément le pouvoir qui porte le pantalon ; c’est lui qui, le plus souvent, impose sa volonté, laissant l’autre essuyer comme il peut le gros du ressentiment populaire. Beaucoup plus rarement cependant, c’est de manière inopinée que l’on voit se refermer ce cercle qu’il faut bien appeler vicieux : on voit alors un acte de justice semer confusion et désarroi au sein, cette fois, de la faune politique elle-même.

Tel est bien l’effet qu’a eu la décision, jeudi, du juge d’instruction près la Cour de justice, d’incriminer, pour négligence et manquement à leurs responsabilités, le Premier ministre démissionnaire et trois anciens ministres, dans l’affaire de la meurtrière explosion du 4 août dans le port de Beyrouth. En fait, c’est une véritable réaction en chaîne qu’a initiée la bombe du juge Fadi Sawan. Dans une première phase, le chef du gouvernement rejette ainsi avec hauteur l’accusation et la convocation qui l’accompagnait, y voyant une impudente atteinte à la dignité de la fonction et aux dispositions de la Constitution ; une fois de plus, les classiques réflexes sectaires et communautaires jouent à fond, et c’est d’une vaste union sacrée des sunnites que peut vite se parer l’actuel pensionnaire du Sérail. Le même phénomène est simultanément observé chez les chiites, le Hezbollah se portant farouchement solidaire du mouvement Amal, dont relèvent deux des anciens ministres poursuivis. Et puis, en phase deux, c’est dans une sorte de sainte alliance que se retrouvent objectivement réunis les deux gros blocs rivaux pour dénoncer, à mots à peine couverts, les visées suspectes prêtées au régime : lequel, selon eux, se servirait de la machine judiciaire pour régler de vieux comptes politiques.

De fait, et sans pour autant mettre en doute l’intégrité du juge d’instruction, son initiative ne laisse pas de susciter une foule d’interrogations. En tête vient celle de savoir si une catastrophe aussi épouvantable que celle du port n’est que le fruit de négligences administratives incroyablement stupides, et non d’une entreprise criminelle consistant, pour ses auteurs, à stocker sciemment des matières et du matériel à haut risque dans des zones stratégiques ou fortement peuplées, avec un monstrueux mépris de la sécurité publique. Sans préjuger non plus de la suite de l’enquête, les sceptiques s’étonneront des poursuites engagées contre ce nouveau venu qu’est après tout Hassane Diab dans la sinistre saga du nitrate d’ammonium amorcée depuis des années, et qu’ont eu à gérer plusieurs de ses prédécesseurs. Le chef de l’État lui-même n’est d’ailleurs pas épargné par l’exigence croissante d’un élargissement des auditions.

L’affaire se complique avec le débat juridique et procédural auquel donne déjà lieu le coup de tonnerre de jeudi. Que faire en effet d’un chef de gouvernement toujours en exercice qui refuse même de recevoir le juge d’instruction ? Quid, en outre, de l’immunité parlementaire dont se prévalent deux des anciennes excellences poursuivies, sachant que nombre d’élus ont bien des raisons de redouter ce genre de précédent ?

Lent et laborieux est, on le voit, le cours de la justice. Mais du moins l’estropiée se remet-elle aujourd’hui à marcher, quitte à faire éventuellement plus d’un faux pas : c’est surtout là que réside l’événement. Mieux encore – et on ne le répétera jamais assez – le plus réconfortant dans cette affaire est que jamais ces quêtes de justice, pour imparfaites et incomplètes qu’elles puissent être, n’auraient été concevables sans la contestation populaire d’octobre 2019. C’est elle qui a jeté une lumière crue sur cet autre couple, encore plus odieux, que forment l’incurie et la corruption : et ce sont les médias d’investigation qui ont donné poids, substance, arguments et preuves irréfutables au réquisitoire passionné des foules.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Sans trop d’égards pour la règle de la séparation des pouvoirs, politique et justice ont souvent entretenu, dans notre pays, des rapports coupables ; de le rappeler ne vise certes pas à mettre dans le même sac les magistrats intègres et ceux de leurs collègues plus sensibles aux pressions, menaces et tentations. Toujours est-il qu’au sein de ce couple illégitime, c’est forcément le...