Voilà des mois que l’opinion publique, reprise en écho par la communauté internationale, réclame que des têtes tombent après la double explosion cataclysmique du 4 août au port de Beyrouth, qui a fait 200 morts et des milliers de blessés et causé des dégâts évalués à des milliards de dollars.
Hier, la justice s’est prononcée, trois mois et demi après la tragédie. Inédite dans le genre, les inculpations prononcées hier par le juge d’instruction près la Cour de justice, Fady Sawan, en charge du dossier, à l’encontre du Premier ministre sortant, Hassane Diab, et de trois anciens ministres, ont créé la surprise et suscité une pléthore d’interrogations politiques et judiciaires auxquelles il est difficile de répondre pour l’heure. Il s’agit des premières inculpations d’hommes politiques depuis le drame, sachant qu’à ce jour les mises en cause et les arrestations avaient uniquement ciblé des fonctionnaires et des responsables sécuritaires.
Mais c’est aussi la première fois dans l’histoire du Liban qu’un chef de gouvernement quasiment en exercice, puisqu’il est toujours chargé de l’expédition des affaires courantes, est visé par une décision judiciaire de cette ampleur. M. Diab ainsi que les anciens ministres des Finances, Ali Hassan Khalil, et des Travaux publics, Youssef Fenianos et Ghazi Zeaïter, sont inculpés de « négligence, de manquement et d’avoir causé des décès ainsi que des nuisances à des centaines de personnes », selon les premières informations qui ont filtré sur l’affaire.
Attendue avec impatience, alors que l’opinion publique craignait des atermoiements en vue d’étouffer l’affaire, cette décision a été accueillie avec un certain soulagement par des proches des victimes, mais aussi par des juristes qui y ont vu un pas en avant dans l’enquête. Mais certains milieux politiques hostiles au pouvoir en place y décèlent, en revanche, les prémisses d’une guerre de tranchées que mènerait, via la justice, le camp aouniste avec l’aval du président de la République contre ses adversaires. Ces derniers sont vraisemblablement déterminés à ne pas se laisser faire.
Il y a trois jours, la chaîne NBN relevant du mouvement Amal a accusé le chef de l’État, Michel Aoun, d’utiliser la justice pour un règlement de comptes politiques et de mener une politique des deux poids deux mesures qui rend certaines parties plus vulnérables que d’autres aux poursuites judiciaires. Il est à relever dans ce cadre que deux des anciens ministres inculpés, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, sont des députés membres du bloc relevant du président Nabih Berry, et le troisième, Youssef Fenianos (qui n’est pas député), est un proche du chef des Marada, Sleimane Frangié. Or tant M. Frangié que M. Berry sont des adversaires farouches du aounisme. Par ailleurs, comment ne pas faire état de la coïncidence entre l’inculpation de MM. Khalil et Fenianos et leur ciblage il y a trois mois par des sanctions américaines pour corruption au profit du Hezbollah, sans que cela n’implique nécessairement un lien entre les deux affaires ?
« Avec ce sexennat, nous nous trouvons depuis quelque temps face à un arbitraire dans le choix des dossiers judiciaires et des personnes visées », confiait à L’Orient-Le Jour, une heure à peine avant la décision du juge Sawan, un responsable politique naguère très proche du camp aouniste.
Quoi qu’il en soit, le Premier ministre sortant a d’ores et déjà donné le ton en se disant « étonné » d’une telle décision, insinuant que l’inculpation a des relents politiques et qu’elle vise, par delà sa personne, le poste qu’il occupe. « Nous ne permettrons pas que la présidence du Conseil soit ciblée par quelque partie que ce soit », a-t-il lancé dans une première réaction, avant de déclarer avoir « la conscience tranquille ». Puis, dans une déclaration ultérieure, Hassane Diab ne s’est pas privé d’accuser le juge Sawan de « violer la Constitution et de contourner le Parlement », affirmant avoir « fourni toutes les informations dont il disposait concernant ce dossier, point à la ligne ». Cette dernière phrase peut signifier que le chef du gouvernement sortant pourrait refuser de recevoir le juge d’instruction, qui doit lui-même se rendre auprès de lui au Grand Sérail au début de la semaine prochaine pour l’interroger, comme le prévoit le code de procédure pénale. Cette attaque contre le juge Sawan augure d’ores et déjà d’une foire d’empoigne sur la scène politique déjà survoltée, sans parler de débats de procédure sans fin.
Bouc émissaire ?
Contrairement aux ministres d’Amal et des Marada, qui eux pourront compter sur leurs formations politiques respectives pour les soutenir dans cette bataille, Hassane Diab, lui, se retrouve ainsi lâché seul dans l’arène, ne pouvant compter sur aucun bord politique. Il constituerait ainsi, note un analyste qui a requis l’anonymat, « le parfait bouc émissaire que l’on chercherait à sacrifier sur l’autel de cette bataille de règlement de comptes ». D’où sa tentative désespérée de mettre en avant le prestige du poste de la présidence du Conseil en se réfugiant sous le label du sunnisme politique, dans l’espoir d’y trouver une couverture quelconque.
« Ce serait une erreur monumentale que de faire valoir l’appartenance communautaire et de jouer l’argument de la préservation du poste de chef du gouvernement. La justice doit suivre son cours et aller jusqu’au bout en enquêtant avec tout le monde, y compris avec le président de la République », déclare à L’OLJ le chef du PSP, Walid Joumblatt. Il note au passage que Michel Aoun doit également faire l’objet d’une opération de reddition de comptes, même si la procédure le concernant passe par le Parlement et non par la Cour de justice. Le leader druze ne peut toutefois s’empêcher de s’interroger sur le timing de la décision du juge Sawan, qui selon lui serait lié à la formation du gouvernement. Elle survient, dit-il, au lendemain de « l’absurde échange de listes des ministrables qui a eu lieu entre Michel Aoun et Saad Hariri » avant-hier à Baabda.
À son tour, Ali Hassan Khalil a mis en doute cette décision en dénonçant dans un entretien à la MTV son aspect sélectif. « Le juge d’instruction a subitement décidé de pointer du doigt, de manière arbitraire, un seul président du Conseil et trois autres ministres alors que quatre anciens chefs de gouvernement et 11 ministres seraient concernés », a-t-il dit.
Réagissant aux critiques de la présidence du gouvernement, le Conseil supérieur de la magistrature a défendu la décision du juge Sawan, prise selon lui dans le respect des usages juridiques et scientifiques requis dans ce genre de crimes et à l’issue d’une enquête menée « avec minutie et prudence ».
Reste que deux des inculpés étant des députés, la justice devrait en principe, en vertu de l’article 40 de la Constitution, demander à la Chambre la levée de leur immunité parlementaire avant de les interroger. Or le juge Sawan a fixé d’ores et déjà au début de la semaine prochaine leur interrogatoire. S’armant de la question de l’immunité, Ali Hassan Khalil a indiqué à la MTV qu’il comptait étudier « avec le Parlement » sa présence ou non à l’interrogatoire. « Le juge Sawan s’est arrogé le droit (de lancer les inculpations) sans passer par le Parlement », affirme de son côté le directeur de l’Agenda légal, Nizar Saghiyeh. Le juriste estime que cette décision pourrait toutefois être révisée par le juge Sawan suite à des recours pour vice de forme qui seraient présentés par les avocats.
Peut-être un rai d’espoir dans le magma de ténèbres...
12 h 19, le 12 décembre 2020