Que représente la vie d’un homme face au cours de l’histoire ? De quel poids dérisoire pèse un destin individuel dans la bourrasque des événements ? Lorsqu’il se tient sur le perron de son magasin saccagé après trente-huit ans de bons et loyaux services, à quoi pense Alphonse Béchir ?
Cette image illustre la déchéance de Beyrouth, ville cosmopolite transformée, en quelques jours de septembre 1975, en champ de bataille par procuration : un bâtiment à l’architecture orgueilleuse que subliment arcades monumentales, pierres de taille et colonnades ciselées ; une enseigne devenue en quelques années un point de repère du centre-ville ; et puis cet homme seul, debout, élégant comme on savait l’être, jusqu’aux chaussures sur lesquelles la poussière semble n’avoir pas prise. Il arbore une expression indéchiffrable, typique de sa génération, entre résignation et détermination. Et tout autour, un décor de guerre, des sacs de sable, des fils barbelés, des vitrines brisées, un magasin pillé.
En cet automne 1975, Alphonse Béchir a 62 ans. À l’âge où d’autres vont à la retraite, il doit accepter de tourner définitivement une page de sa vie, relever la tête et tout rebâtir : sa famille et son entreprise en dépendent. Sans doute se pose-t-il à ce moment précis la même question que nous aujourd’hui, et qui résume le destin libanais : « Et maintenant ? »
Fils d’un pharmacien chaldéen de Diyarbakir (nord-est de la Turquie) réfugié au Liban à la fin du XIXe siècle pour fuir les violences sectaires, le jeune Alphonse va se lancer dans le métier d’opticien, à l’époque étroitement lié à la pharmacie. Il part en France suivre des cours à l’Institut central d’optique, dont le fondateur Gérard-Charles Roosen est un pionnier de l’enseignement d’optique ophtalmique. À son retour, en 1937, il ouvre son enseigne Optica à Beyrouth. Il n’a alors que vingt-quatre ans. Quand il s’installe d’abord à l’intersection des rues Weygand et Patriarche Hoyek, il a déjà été devancé par l’opticien Majzoub qui opère depuis 1921 à l’entrée de Souk el-Nourieh, et par le pharmacien Gharzouzi qui a inauguré en 1924 un rayon dédié aux lunettes médicales dans son local de la place des Martyrs. Simultanément, Hazarian, Helwani et Chammas, d’autres concurrents sérieux, viennent de démarrer. Mais Alphonse ne se décourage pas et va au contraire marquer un point déterminant : il déménage juste en face, au rez-de-chaussée du magnifique immeuble Kronfol & Daouk, dans un local d’angle visible de partout, sur une rue Weygand en plein essor. Optica figurera désormais parmi les points de repère de Bab Edriss, à l’instar d’autres enseignes légendaires comme l’ABC et l’Automatique, enseignes que l’on retrouve sur de nombreuses photos et cartes postales de l’âge d’or.
Très rapidement, la maison obtient le titre de « Fournisseur des troupes du Levant », mais en 1941, Alphonse commet une erreur qui va entraver sa lancée et l’envoyer en camp d’internement. En pleine Seconde Guerre mondiale, alors que la Luftwaffe bombarde Londres depuis des mois, il part malgré tout en Allemagne pour acheter un stock important de verres de lunettes. Lorsqu’il rentre au Liban, le pays a changé de mains : les troupes fidèles à Vichy ont été chassées par les forces alliées. Celles-ci découvrent le visa à croix gammée dans le passeport d’Alphonse, confisquent sa marchandise et l’internent en tant que suspect dans le camp britannique de Miyé w Miyé. Avec son charisme, il devient le porte-parole des prisonniers avant de parvenir, après onze mois d’efforts, à faire valoir son innocence. À sa libération, la fortune lui sourit : à cause d’une pénurie de lunettes médicales dans toute la région, la valeur de son stock a quintuplé ! Une manne qui va lui permettre d’asseoir la prospérité de son entreprise. Réputé pour sa technicité et son service soigneux, recevant de nombreuses personnalités, Alphonse ira jusqu’à employer un groom, comme le montre une photo de 1957. À cette époque, il a développé son commerce en y adjoignant une section horlogerie et même une éphémère discothèque en sous-sol ! Et ce « minoritaire chaldéen » sera régulièrement élu président des syndicats des opticiens et des horlogers avec l’accord unanime de toutes les autres communautés.
Une troisième génération ?
Elle m’a longtemps intrigué, cette enseigne Optica que l’on voit au pied de ce beau bâtiment de Bab Edriss sur tant de photos de l’époque, d’autant plus qu’elle existe toujours aujourd’hui, presque cachée dans une petite rue d’Achrafieh où Antoine Béchir, le fils d’Alphonse, a pris la relève avec le même souci du service méticuleux et de la qualité que son père. Il se souvient avec nostalgie du magasin de Bab Edriss et de ses différentes sections, mais aussi du quartier qu’il visitait tout jeune : les chocolats mous de la Pâtisserie suisse, les chaussures de Hachem et Red Shoe, le chocolatier Praline, Souk el-Haddadine, le vendeur de pistaches Hamasni, Ghodressi et ses instruments de musique, la maison de disques Chahine, le fleuriste Dakouny, la librairie Antoine, Souk el-Franj, les baguettes françaises de la boulangerie Mrad et la Belle Poissonnière pour ne citer que ceux-là. Antoine parle avec émotion d’un « père très actif, toujours affable et positif, généreux et affectueux, qui ne s’est jamais plaint des aléas de la vie ». Après la dévastation de 1975, Alphonse est reparti de zéro ou presque, puisque sa clientèle fidèle l’a suivi dans ses nouvelles adresses. Malgré sa santé déclinante, il restera au travail jusqu’au bout de ses 84 ans. Aujourd’hui, la porte de son bureau affiche toujours son nom au-dessus de celui de son fils.
Alors que se termine cette désastreuse année 2020, à l’heure où les entrepreneurs libanais se retrouvent dans une situation dramatique, d’aucuns tentent de partir, gagnés par le désespoir. D’autres vont au contraire s’accrocher en espérant des jours meilleurs. Pour Antoine, qui se retrouve confronté aux interrogations que son père avait au même âge que lui, l’essentiel est de survivre. Mais ses enfants sont partis, « et c’est peut-être mieux ainsi ».
Au Liban, sauf miracle, il n’y aura sans doute pas de troisième génération chez Optica.
commentaires (3)
Le liban d antan un bijoux qu on ne verra plus
Robert Moumdjian
04 h 08, le 13 décembre 2020