L’ancien commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi, et plusieurs hauts gradés doivent être entendus en milieu de semaine par la justice dans une affaire d’enrichissement illicite. Une première dans l’histoire du Liban. Si ce dossier s’inscrit dans le cadre de la volonté déclarée du pouvoir de lutter contre la corruption et peut constituer un message de celui-ci à l’adresse de la communauté internationale pour montrer son engagement à prendre des mesures concrètes contre ce fléau qui gangrène le pays, certains s’interrogent sur le bien-fondé et le timing de cette décision. Surtout que l’affaire éclabousse l’armée, dernière institution à jouir encore de la confiance des Libanais et de la communauté internationale.
Une affaire qui remonte à 2017
Des poursuites ont ainsi été engagées la semaine dernière contre le général à la retraite Jean Kahwagi, qui avait commandé l’armée de 2008 à 2017, ainsi que sept autres hauts gradés : l’ancien chef de cabinet du général Kahwagi, Mohammad Husseini ; les ex-directeurs des services de renseignements de l’armée, Edmond Fadel et Camille Daher ; l’ex-directeur des SR militaires de Beyrouth, Georges Khamis ; l’ex-directeur des SR militaires du Liban-Nord, Amer el-Hassan ; le général à la retraite Abdel Rahmane Cheheitelli ; et le lieutenant-colonel à la retraite de la Sûreté générale Ahmad el-Jamal, dont le nom a été lié au scandale de l’École militaire (l’affaire des pots-de-vin encaissés en 2016 par des officiers de l’armée pour admettre des élèves).
La procédure est la première lancée sur la base de la « loi sur l’enrichissement illicite » adoptée le 30 septembre dernier par le Parlement. Toutefois, l’affaire en elle-même remonte à 2017 : quelques semaines après que le général Joseph Aoun a succédé au général Kahwagi, il avait formé une commission d’enquête sur le scandale de l’École militaire. Selon des sources de l’armée, cette commission avait établi un rapport complet, qui avait été remis au président Michel Aoun. Mais le chef de l’État et la classe politique en général avaient jugé à l’époque qu’il était préférable d’étouffer le scandale, ajoutent ces mêmes sources. Le président de la République ainsi que des dignitaires religieux avaient estimé, expliquent-elles, que traduire en justice un ex-commandant en chef de l’armée, appartenant de surcroît à la communauté maronite, constituerait un précédent et pourrait ouvrir la voie à d’autres actions en justice contre de hauts responsables et même le chef de l’État. À noter qu’en avril dernier, le patriarche maronite Béchara Raï en personne s’était étonné de la campagne de déstabilisation visant le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, alors mis en cause par le Premier ministre Hassane Diab dans la chute vertigineuse de la livre libanaise face au dollar.
Un message à Joseph Aoun ?
Dans ce contexte, plusieurs questions se posent sur le timing de cette affaire, dans un pays où la justice ne peut pas être séparée de la politique. Des détracteurs du président Michel Aoun affirment que le chef de l’État aurait décidé d’ouvrir le feu indistinctement sur l’armée, mais aussi plusieurs autres institutions pour dévoiler leur corruption, après les sanctions américaines ayant touché et gravement discrédité son gendre et chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil, notamment pour corruption mais aussi pour ses liens avec le Hezbollah.
Mais selon des sources de sécurité, s’en prendre à l’armée alors que le pays est encore sous l’état d’urgence après la double explosion du port de Beyrouth, et qu’elle est la seule institution jouissant encore de la confiance de la communauté internationale, puisqu’elle est chargée de coordonner la distribution des aides aux sinistrés, pendant que la classe politique a perdu toute crédibilité, n’est pas innocent. Cela pourrait être interprété comme un message à l’adresse du commandant en chef actuel, le général Joseph Aoun, évoqué avec insistance comme un candidat potentiel à la prochaine élection présidentielle, pour écorner son image et lui faire comprendre qu’il n’est pas non plus à l’abri de poursuites judiciaires. Ces sources soulignent que la bonne relation du général Aoun avec l’administration américaine et la confiance dont il jouit parmi les pays arabes dérangent ses adversaires.
Cette affaire intervient également alors que certains milieux diplomatiques évoquent en coulisses la possibilité d’accorder un plus grand rôle à l’armée dans l’étape à venir, au vu de la perte de crédibilité totale de la classe politique.
Des officiers prosyriens épargnés ?
Quoi qu’il en soit, une source judiciaire haut placée affirme que l’affaire de corruption au sein de l’armée est avérée. Elle précise toutefois que la corruption s’étend à plusieurs autres services de sécurité ainsi qu’à un grand nombre d’administrations publiques, estimant qu’il est erroné de cibler une institution en particulier.
Un général à la retraite qui tient à garder l’anonymat et qui faisait partie de la direction des renseignements assure lui aussi que toutes les informations liées à ce dossier sont vraies, et que la corruption est endémique au sein de l’armée depuis les années 1990, avec le début de l’hégémonie syrienne. Mais il se demande « pourquoi des officiers qui étaient proches de la Syrie ne sont pas inquiétés dans cette affaire ». « Il y a un objectif politique derrière l’ouverture de ces dossiers selon ce timing », ajoute-t-il. L’ancien général affirme qu’un grand nombre d’officiers liés à des affaires de corruption n’ont pas été inquiétés. Il assure en particulier que certains d’entre eux étaient impliqués dans l’affaire de la Lebanese Canadian Bank – liquidée suite à des accusations de blanchiment d’argent par l’administration américaine – et qu’ils y possédaient des comptes.
Parallèlement au scandale lié à l’armée, d’autres cas de corruption ont commencé à être dévoilés, comme une affaire de pots-de-vin au sein des Forces de sécurité intérieure ou une autre concernant la Sûreté générale. Et cette bataille semble appelée à s’étendre. Selon des sources informées, le CPL aurait constitué, sous la supervision directe de son chef Gebran Bassil, deux chambres d’opération pour ouvrir des dossiers relatifs à la corruption. Une première, formée de juges, de magistrats à la retraite et d’avocats, parmi lesquels la procureure du Mont-Liban, la juge Ghada Aoun, et l’avocat proche du CPL Wadih Akl, à l’origine de la procédure – documents à l’appui – contre le général Kahwagi et les autres hauts gradés, s’attelle à préparer des dossiers concernant des cas de corruption dans différentes institutions. La seconde chambre d’opération, médiatique celle-ci, œuvre pour sa part à diffuser ces informations dans les médias et pousser la justice à jouer son rôle. Dans le cadre de cette campagne, le ministère de la Justice a déposé samedi une plainte devant le bureau du procureur général près la Cour de cassation contre 17 fonctionnaires du ministère des Déplacés pour « enrichissement illicite ». Selon ces mêmes milieux, des dossiers sont également en préparation contre la Middle East Airlines, le Conseil du Sud et le Conseil du développement et de la reconstruction.
commentaires (11)
Quel cirque, accuses et accusateurs, tous dans le même panier de la corruption. Mais il faut bien commencer quelque part, espérons que c’est le début de la fin de cette gangrène qui ronge le pays. La guillotine pour tous sans exception.
CW
20 h 12, le 07 décembre 2020