Selon toute vraisemblance, 2020 sera une année à oublier pour l’industrie tentaculaire qui gravite autour du système libanais de la kafala. Pendant des décennies, le secteur du recrutement de travailleurs étrangers a été fortement créateur de valeur pour l’ensemble de ses acteurs : des employeurs aux agences de recrutement libanais, en passant par leurs douteux associés étrangers. Tout cela a toutefois commencé à changer en octobre dernier, avec le déclenchement d’une crise économique et financière sans précédent dans l’histoire du pays.
La pénurie de dollars que connaît le pays a en effet privé ce secteur des devises étrangères nécessaires pour organiser le passage des travailleurs de l’étranger et payer leurs salaires. En désespoir de cause, les employeurs ont résilié en masse les contrats de leurs employées de maison immigrées, certains allant jusqu’à les abandonner devant leur ambassade. Les autres catégories de travailleurs régies par la kafala n’ont pas non plus été épargnées : en mai dernier, la police antiémeute a ainsi réprimé une manifestation des employés de la société de gestion des déchets Ramco, qui protestaient contre le non-paiement de leurs salaires.
De fait, le système de la kafala n’a pas été confronté à ce genre de défi existentiel depuis son apparition au Liban, à la fin de la guerre civile. Jusqu’à la crise actuelle, le Liban attirait en effet des milliers de travailleurs étrangers chaque année : en 2019, 32 951 travailleurs domestiques sont entrés dans le pays (dont 14 070 Éthiopiens, 7 407 Ghanéens et 3 824 Philippins). Cet « annus horribilis » pour la kafala pourrait néanmoins ouvrir la voie à des réformes longtemps attendues qui permettraient de soumettre les travailleurs actuellement régis par ce parrainage au droit commun du travail libanais et aux protections dont bénéficient les autres salariés. Autrement dit, une abolition pure et simple du système de la kafala, considérée par les ONG et les militants de la société civile libanaise comme la seule solution acceptable à long terme pour changer un système immoral, exploiteur et dangereux.
Coalition d’intérêts
Pour y parvenir, il reste cependant à surmonter un obstacle de taille : l’ensemble des intérêts publics et privés, qui profitent du statu quo. Dans un rapport publié en novembre par le groupe de réflexion libanais Triangle, nous avons calculé qu’en 2019, l’industrie libanaise de la kafala avait généré au moins 105,6 millions de dollars au total. Les employeurs ont versé un total annuel de 57,5 millions de dollars aux agences de recrutement libanaises, qui coordonnent l’embauche des travailleurs étrangers et leurs déplacements au Liban. L’agence conserve ses propres bénéfices, tandis que les fonds restants reviennent aux recruteurs étrangers, à leurs sous-agents ou courtiers et, dans certains cas, à des fonctionnaires corrompus à l’aéroport. Comme le souligne un rapport publié récemment par Kafa et Legal Agenda, ce système expose la plupart – sinon la totalité – des travailleurs domestiques aux risques liés à la traite des êtres humains ou au travail forcé.
Les employeurs déboursent les 48,1 millions de dollars restants après l’arrivée du travailleur étranger au Liban. À partir de ce moment-là, plusieurs millions de dollars vont abonder les caisses des agences gouvernementales libanaises : la Sûreté générale a ainsi reçu 36,5 millions de dollars pour la délivrance ou le renouvellement de permis de résidence l’an dernier ; tandis que le ministère du Travail a empoché 6,06 millions de dollars en frais de permis de travail (dont leur renouvellement). En sus, d’autres flux moins importants sont destinés aux prestataires de certains des services requis par la loi– notaires (2,86 millions de dollars), aux compagnies d’assurances (1,6 million de dollars) et aux laboratoires médicaux (1,1 million de dollars).
Naturellement, après avoir effectué ces paiements initiaux, les employeurs eux-mêmes retirent d’énormes bénéfices d’un système d’exploitation qui leur garantit une main-d’œuvre à bas prix et corvéable à merci : car non seulement la législation ne garantit pas aux travailleurs régis par la kafala les mêmes protections qu’aux employés libanais, mais dans les faits, les employeurs tendent à ignorer de manière flagrante ces maigres droits, en raison d’une application souvent laxiste de la loi.
De fait, les nombreux intérêts qui gravitent autour de ce système se sont déjà coalisés pour assurer sa survie. En octobre dernier, le syndicat des propriétaires de bureaux de recrutement de travailleurs au Liban (SPBRTL) est ainsi parvenu à faire échec aux réformes contenues dans le nouveau modèle de contrat de travail pour les employés de maison immigrés élaboré par le ministère du Travail. Ces changements auraient légèrement amélioré les droits légaux des travailleurs régis par la kafala, en leur permettant notamment de changer d’employeur et d’être rémunérés à un niveau proche du salaire minimum en vigueur (actuellement à 650 000 LL). Ces mesures sont cependant restées globalement muettes en ce qui concerne les modalités d’application et de contrôle du respect de ces nouveaux droits, un point pourtant essentiel s’agissant du système d’exploitation permis par la kafala.
Il reste que même ces changements bien modestes se sont avérés insupportables pour les acteurs du système. Dans sa saisine, le SPBRTL a fait valoir avec succès auprès du Conseil d’État que certaines dispositions du nouveau modèle de contrat contrevenaient au droit du travail existant. Quoi qu’il en soit, il est certain que sans leur suspension, décidée par le Conseil d’État, ces réformes auraient porté atteinte au principal « argument de vente » de ce secteur : fournir aux employeurs une main-d’œuvre vulnérable et excessivement bon marché. La décision du Conseil d’État représente donc incontestablement une nouvelle victoire pour le puissant lobby des agences de recrutement.
Implication collective
Cet épisode confirme la nécessité d’un soutien politique fort pour faire face à cette opposition déterminée à défendre une industrie aussi rétrograde que lucrative contre toute tentative de réforme. Il est donc encourageant de constater que de plus en plus de Libanais se joignent aux appels à traiter les travailleurs étrangers équitablement, car c’est cette pression populaire qui pourrait pousser les décideurs politiques à reprendre le chemin de la réforme du système de la kafala.
Plus généralement, il revient à l’ensemble des citoyens libanais de réfléchir à leur propre implication dans ce « business » trouble. C’est en effet l’ensemble de la société qui bénéficie chaque jour, directement ou indirectement, de ce système d’exploitation. Tous les travailleurs étrangers sous le régime de la kafala ne font pas le ménage pour de riches familles : certains sont des pompistes, d’autres travaillent sur les chantiers de construction ou remplissent les rayons des supermarchés. Le temps est venu pour ces travailleurs de recevoir une compensation équitable pour leur labeur et leur dévouement et de jouir pleinement de leurs droits.
À cette justification morale s’ajoute un facteur d’opportunité en faveur d’une abolition de la kafala : avec le désastre financier actuel et le réajustement brutal de la monnaie nationale, c’est l’ensemble du pays qui semble désormais prendre conscience qu’il ne peut plus continuer à vivre au-dessus de ses moyens. Dans cette nouvelle réalité, de nombreuses entreprises et familles ne peuvent tout simplement plus se permettre de recourir à des travailleurs étrangers, devenus en quelque sorte un luxe. Autrement dit, l’ère du « droit à avoir un domestique » est désormais révolue.
Il y aura toujours une certaine demande de main-d’œuvre étrangère pour continuer à fournir des services précieux, à condition que cela soit en contrepartie d’une rémunération équitable et de conditions de travail décentes. Mais alors que les lobbies œuvrant pour le statu quo ne se laisseront pas désarmer sans livrer bataille, il appartient à l’ensemble des Libanais de choisir entre un avenir plus équitable et la perpétuation d’un système d’exploitation qui fait la honte du pays.
Par David WOOD et Jacob BOSWAL
Journalistes et chercheurs pour le groupe de réflexion Triangle. Dernière publication: “Cleaning Up: The Shady Industries That Exploit Lebanon’s Kafala Workers”
Et maintenant comment ils vont faire pour payer les travailleurs sans dollars ?
18 h 02, le 05 décembre 2020