Une rédactrice en chef ne devrait pas écrire ça. Ce n’est pas bon pour les stats. Mais nous l’écrirons tout de même. Si, empêtrés dans votre quotidien – de la gestion du stock de pâtes en temps de reconfinement aux marchandages quotidiens avec votre banquier–, vous ne pouviez lire que deux de nos articles publiés au cours de la semaine écoulée (en fouillant dans la pile de journaux destinés aux vitres, ou plus prosaïquement en cherchant sur notre site), nous vous conseillerions chaudement les suivants pour appréhender où en est le Liban : « Le Liban n’est pas à proprement parler “en faillite”, selon Salamé », et « Dans les universités du Liban, les indépendants font leur révolution ». Parce qu’ils résument ce moment si particulier, entre obscurité et lumière, où se trouve le pays. À ma droite, le gouverneur de la banque centrale qui, dans une sortie tellement digne de lui, affirme à nouveau que le Liban n’est pas à proprement parler en faillite. Passons. L’essentiel est ailleurs. Le Liban– dont le PIB devrait se contracter de 20 à 25 % en 2020, tandis que les réserves en devises de la BDL ont atteint un niveau critique, que la livre ne vaut plus tripette et que l’État a fait défaut sur ses eurobonds sans qu’un accord n’ait été trouvé avec ses créanciers– n’est non seulement « pas en faillite », dit Riad Salamé, mais si la situation est mauvaise, tout de même, la BDL, ajoute-t-il, n’a aucune responsabilité dans l’affaire, elle « qui a montré qu’elle avait travaillé de manière professionnelle ».
Ces mots, prononcés par un gouverneur qui entrave l’audit juricomptable de son institution, sont un résumé de l’impasse, qu’il n’incarne pas seul évidemment, dans laquelle se trouve le Liban. Mais le fond de son propos, que l’on pourrait résumer ainsi : « C’est pas moi, c’est les autres », résonne comme un résumé de la posture de la classe politique, mais également de certains responsables dans les cercles financiers, alignés dans leur incapacité à assumer ne serait-ce qu’une once de responsabilité (et à en tirer les conséquences) dans la grande déroute du Liban.
À ma gauche, la jeunesse libanaise. Une certaine jeunesse du moins. Celle qui, lors de la révolution d’octobre, était en première ligne des manifestations, celle qui s’investissait dans les agoras à Beyrouth, celle qui, peut-être parce qu’elle n’a pas connu la guerre, ose s’affranchir aujourd’hui des carcans communautaire, familial, religieux. Pas parce qu’elle ne croit plus en la communauté, en la famille, en la religion, mais parce qu’elle refuse qu’on lui dise ce qu’il faut croire et comment croire. Une jeunesse qui ose penser, réfléchir par elle-même, une jeunesse qui attaque les murs de la grande prison à ciel ouvert qu’est devenu, pour elle, le Liban. Une jeunesse qui aujourd’hui traduit en actes concrets, quand tant d’autres n’y parviennent pas (encore), ses aspirations, engagements et combats. Et ce en votant qui plus est : lors des élections estudiantines à la LAU, à l’université Rafic Hariri, à l’AUB cette semaine – à l’USJ bientôt ? –, les étudiants ont en effet donné leurs voix à des indépendants dans des proportions inédites.
Fatigués, abattus, las, nous aurions tendance à penser, d’abord, que malgré ces victoires indéniables, le chemin reste long, jonché d’embûches. Que les partis traditionnels n’ont pas rendu les armes, loin de là. Que la bataille pour construire un nouveau Liban, plus équitable, plus juste, plus inclusif, moins corrompu, est loin d’être gagnée. Que la route vers une nation, aussi, est encore longue, si longue. Qu’en attendant d’atteindre, peut-être, cet hypothétique horizon, la grande dégringolade se poursuit. Et qu’elle va continuer de jeter, hors des frontières du pays, les représentants de cette même jeunesse qui aujourd’hui pourtant esquisse la possibilité d’une alternative.
Tout cela est vrai. Aussi vrai que ce serait une erreur de ne pas apprécier à sa juste valeur, dans un pays où plus de 41 % de la population a moins de 24 ans, ce que réalisent aujourd’hui ces jeunes Libanais sur leurs campus. Des campus qui depuis des décennies sont le terrain de chasse, de recrutement et d’embrigadement des partis traditionnels.
Rien n’est gagné, d’accord, mais quelque chose a changé. Et c’est déjà énorme.
commentaires (5)
Émilie, t'es une championne !
Karlitch Johnny
19 h 52, le 16 novembre 2020