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Nos Lecteurs ont la Parole

365 jours avant le coucher du soleil

Beyrouth, premier dimanche du mois d’août. Pour certains c’était l’habituel lendemain de soirée qui s’accompagne souvent d’une journée à la plage ou à la montagne pour échapper à la chaleur écrasante de la ville. Pour moi, c’était les championnats du Liban d’athlétisme. J’étais sur l’autoroute à quelques minutes du stade Camille Chamoun pour participer à ma course préférée, celle des 800 mètres. Celle où je peux voler, tout donné, pour atteindre la ligne d’arrivée avec un sentiment de liberté. Mais le destin en a décidé autrement. Percutée à l’arrière par un chauffard, je perds le contrôle de la voiture et je me retrouve à valser entre les différents véhicules. Je finis par traverser l’autoroute, évitant par miracle toutes les voitures arrivant dans l’autre sens. À ce moment-là, j’ai préféré fermer les yeux, attendant qu’on me percute de nouveau et qu’on m’emporte à jamais.

Les secondes me paraissaient des minutes, les minutes me paraissaient des heures. Au lieu de faire mes deux tours de piste en deux minutes et quelques, j’ai eu droit à des tours sans fin sur la route de l’inconnu. J’ai finalement réussi à m’en sortir, avec quelques brûlures et pourtant je n’ai jamais eu l’âme d’une grande cascadeuse.

Ce dimanche, j’ai flirté pour la première fois avec la mort. Cette scène je la revois en boucle, moi derrière le volant, spectatrice de mon propre destin. Un sentiment qui m’était jusque-là étranger. Une rencontre inoubliable dont le traumatisme qui en a suivi a été ma plus grande bataille. Enfin, c’est ce que je croyais. Nous étions le 4 août 2019.

4 août 2020. Je n’ai jamais autant détesté un jour avant même de le connaître. Ma journée était chargée, pas une minute à moi comme si inconsciemment je ne voulais pas me souvenir d’il y a un an. Je n’ai même pas voulu aller courir ce matin comme j’ai pourtant l’habitude de le faire. Car ce matin c’était celui de l’accident, de la course, des championnats. J’ai donc enchaîné rendez-vous, déjeuner, café et à 18h je devais aller à Broummana pour un dîner.

Entre Gemmayzé et le centre-ville, ma journée avait des allures d’éternité. 17h15, l’heure à laquelle nous devions partir, mon ami m’appelle pour me dire qu’il m’attend et qu’on ne devait pas tarder si on veut assister au coucher du soleil. 17h52 c’est l’heure à laquelle nous sommes finalement partis. Oui, ma journée était tellement chargée que je suis arrivée en retard. Une attente au goût amer. Chaque seconde comptait, mais je ne le savais pas, mon ami non plus. Vers 18h on arrive au niveau du port, près de l’immeuble CMA CGM quand on aperçoit de la fumée. On se gare et on descend de la voiture pour prendre quelques photos. Je prononce cette dernière phrase : Il faudrait peut-être s’éloigner. Il me rassure en me disant que ce sont les silos de blé qui brûlent. Mais la fumée se transforme en champignon géant de couleur rose pour nous exploser à la figure. J’ai senti le souffle me pousser vers l’arrière comme un déjà-vu. Puis j’ai volé. J’ai toujours aimé voler, mais pas de cette manière. J’ai atterri en catastrophe à plat ventre. Mon corps s’est raidi comme une planche pour faire obstacle à tous les débris qui me tombaient dessus. Une pluie de verres et de ferrailles s’est abattue sur moi. Les bras autour de ma tête, le réflexe qui a épargné mon visage, j’entr’ouvre les yeux et je résiste. Ce n’était toujours pas terminé et pourtant ça n’a duré que quelques secondes, les mêmes secondes qui me paraissaient des minutes il y a un an. Le même sentiment d’aller retrouver la mort et de négocier ma vie. Un sentiment qui était devenu un peu trop familier.

Quand la tempête s’est enfin arrêtée, le bleu du ciel a laissé place à la grisaille. Je me lève, j’appelle mon ami, je ne le vois pas, je ne l’entends pas. Je cours. Des morts, des voitures déformées, des débris d’immeuble se trouvaient sur mon chemin. Mais je continue à courir et pourtant je ne voulais pas courir ce jour-là. Choquée par ce que je voyais, je me suis demandée comment des silos de blé pouvaient mettre autant de chaos. À ce moment-là j’ai su que tout sera désormais différent. Que l’humanité avait dépassé une certaine limite. Cela n’aura duré que 60 secondes, mais assez de temps pour nous détruire de l’intérieur comme de l’extérieur.

Je saignais, je sentais le sang couler sur ma peau, mais je ne ressentais rien. Des inconnus m’ont généreusement offert des bouts de tissu pour arrêter les saignements. J’aperçois au loin mon ami, debout, vivant. Je ne dis rien. Il m’emmène à l’hôpital dans ce qui ressemblait à une voiture avant 18h07. Il m’a entendu crier, hurler lors de l’explosion. Je ne me souviens pas d’avoir ouvert la bouche. Mon cerveau a joliment effacé ce passage. Sur le trajet, des paysages de guerre ont désormais remplacé les belles ruelles beyrouthines au parfum de jasmin. Les vitres des immeubles avaient volé en éclats, Beyrouth saignait. Nous arrivions enfin au Clemenceau Medical Center. Les urgences étaient débordées, entre colère et désespoir, l’équipe médicale ne savait pas par où commencer. Je n’avais toujours pas compris que cette explosion avait emporté tout Beyrouth, toute trace de vie humaine. Nous étions au front lors de la déflagration, alors pourquoi autant de blessés graves.

À voir les blessures de mes voisins, je me dis que les miennes pouvaient attendre. Je décide donc de partir tenter ma chance à l’hôpital Rizk, de l’autre côté de la ville. On aurait dit les embouteillages d’un vendredi soir ordinaire et pourtant nous n’étions qu’un mardi. Même scène d’apocalypse. Après des heures d’angoisse, on finit par agrafer mes plaies aux coudes et aux épaules dans le jardin qui servait de salle d’attente. Entre douleurs et cris, je pleure. 23h je rentre chez moi, je me regarde dans le miroir et je ne me reconnais pas. Différente de celle qui se tenait debout ici quelques heures plus tôt. Je découvre de nouvelles blessures, un hématome couleur bleu roi sur ma cuisse, un grain de beauté en sang, des plaies parsemées sur tout mon corps, des doigts cassés... Eh oui, ma journée avait été chargée ! Elle s’est achevée par la vision de la vidéo du champignon qui a tué Beyrouth, et là j’ai cru me voir mourir une seconde fois.

À 700 mètres du site de l’explosion, j’ai fini par comprendre l’ampleur de cette tragédie. Je repense à tous ces inconnus que j’ai croisés durant cette journée. À la jeune mariée et son amoureux en séance photo pour le plus beau jour de leur vie. Au serveur, toujours souriant malgré les demandes infinies des clients. À la vendeuse, pensive, cherchant peut-être refuge dans un monde meilleur. Où étaient-ils ? Ma nuit aura été courte, trois heures de sommeil, comme toutes les autres nuits qui ont suivi.

Au petit matin, les douleurs se sont réveillées, mon dos m’en voulait de ce que je lui avais fait subir la veille. Je me déplaçais comme si une machine avait pris possession de mon corps, désertée de toute émotion. Les jours d’après ont été les mêmes, une envie de rien, suivie d’une colère suicidaire. Je ne pouvais pas quitter Beyrouth. J’étais témoin de cet assassinat collectif. Les rues de ma ville étaient devenues des centres de soutien en plein air, nous étions tous à la fois psy et patient. Un mois après on me retire encore des morceaux de verre. Ceux-là étaient trop volumineux pour que mon corps les expulse seul. Parfois je me demande si je ne vais pas me transformer en vase décoratif géant ou si des morceaux de verre n’ont pas confondu les vaisseaux de mon corps avec les canaux de Venise. Ce qui est sûr, c’est que l’expression « ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » a pris tout son sens ce 4 août 2020. Avant cette date, ce n’était que des paroles. Avant cette date, nous vivions dans une bulle qui a fini par exploser.

Je me suis installée au Liban pour la première fois fin 2004 et ce qui m’a toujours troublé c’était que des seigneurs de guerre soient au pouvoir. En liberté dans les mêmes rues où il y a quelques années ils y avaient tué des innocents. À cela j’ai toujours répondu par mon refus d’aller voter pour le « moins pire », comme j’ai toujours entendu dire. Car j’ai toujours pensé qu’on méritait le meilleur. Ce 4 août, le moins pire a fini par arriver. Fallait-il s’attendre à autre chose quand ceux qui nous gouvernent ont du sang sur les mains ? Car ceux qui détruisent ne peuvent pas reconstruire. Ceux qui volent la vie ne peuvent pas donner naissance.

Aujourd’hui, plus de trois mois après cet attentat, je n’ai toujours pas retrouvé mon quotidien, ni mes nuits. Je n’arrive toujours pas à courir et je soigne encore mes blessures. Aujourd’hui, je regarde la mer et pour la première fois j’arrive à mettre des mots sur ce que j’ai vécu. Aujourd’hui, je regarde la Méditerranée et je me dis si seulement j’étais arrivée à l’heure à ce rendez-vous.


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Beyrouth, premier dimanche du mois d’août. Pour certains c’était l’habituel lendemain de soirée qui s’accompagne souvent d’une journée à la plage ou à la montagne pour échapper à la chaleur écrasante de la ville. Pour moi, c’était les championnats du Liban d’athlétisme. J’étais sur l’autoroute à quelques minutes du stade Camille Chamoun pour participer à...

commentaires (1)

Tres touchant!

RAPHAEL Charbel

10 h 46, le 13 novembre 2020

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Commentaires (1)

  • Tres touchant!

    RAPHAEL Charbel

    10 h 46, le 13 novembre 2020

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