Faites l’expérience autour de vous. Sélectionnez un échantillon de Libanais d’âges, de communautés et de milieux sociaux différents et posez-leur la question suivante : êtes-vous en faveur de la thaoura ? Si tout se passe bien, la majorité des personnes interrogées répondra que oui avant d’ajouter, plus ou moins rapidement selon les cas, un « mais ». Ce « mais » n’est pas une nuance. C’est la raison pour laquelle la révolution libanaise n’a pas (encore) eu lieu. Ce « mais », ces « mais » plutôt, puisque chacun a le sien, contiennent toutes les contradictions politiques de la société, tout ce qui empêche qu’une majorité de Libanais s’entendent aujourd’hui sur un projet commun.
Dès le départ, le ver était dans le fruit : chacun a voulu se réapproprier l’intifada avant même que celle-ci ne germe, personne n’assumant être officiellement et radicalement contre l’esprit initial de celle-ci. On pouvait être pro-Hezbollah, pro-Hariri ou pro-Aoun et se dire en faveur de la thaoura. On pouvait avoir construit toute sa carrière politique sur le clientélisme ou en avoir profité tout au long de sa vie et se dire pro-thaoura.
Cette euphorie collective, sincère ou calculée, a participé à entretenir une confusion dont nous ne sommes toujours pas complètement sortis un an plus tard : l’impression d’une unité effective parce que la majorité était en faveur d’un changement sans pour autant prendre le temps, au-delà des activistes les plus engagés, d’expliciter ce que celui-ci implique. Une majorité de Libanais souhaitent-ils aujourd’hui changer ce qu’on appelle, un peu vulgairement, le système ? Certainement. Peuvent-ils pour autant s’entendre, en transcendant les clivages communautaires, sur la direction à prendre ? Il y a de quoi en douter.
Plus les semaines ont passé, plus on est entré dans les détails de ce qu’une vraie révolution suppose, plus on a enlevé les couches superficielles pour parvenir à l’essentiel et plus les multiples divisions qui parcourent encore la société libanaise se sont dévoilées. « Je suis pour la thaoura, mais je n’accepte pas qu’on touche à la présidence chrétienne », disaient les uns. « … Mais ne me parlez pas des armes du Hezbollah », ajoutaient les autres. Ou encore : « … Mais personne ne doit remettre en question le modèle économique libanais. » Les acteurs étant nombreux et la révolution s’arrêtant aux lignes rouges de chacun, l’espace partagé sur lequel la thaoura pouvait bâtir un nouveau Liban était si réduit que la situation ne pouvait pas déboucher sur autre chose qu’une impuissance collective où chaque acteur a le sentiment d’être pris dans un piège qu’il a pourtant lui-même contribué à façonner.
Le réveil d’un sentiment national
Avec un an de recul, il est tentant de revenir sur cette période en constatant ce qui apparaît désormais comme une évidence : les Libanais, dans leur ensemble, n’étaient pas réellement prêts à transformer la révolte en révolution si bien que celle-ci était condamnée dès le départ dans le contexte actuel. Mais il serait injuste, pire il serait inexact, de nier que ce qui s’est passé l’année dernière va bien au-delà d’une révolte et que le processus révolutionnaire est, malgré l’échec immédiat, bien en cours. La thaoura était bien plus qu’une fête géante permettant à tout un chacun de crier sa colère. C’était le réveil d’un sentiment national, transcendant les clivages communautaires, avec pour objectif ultime de construire un État moderne qui redéfinit les relations entre les dirigeants et les dirigés. De ce point de vue, le changement est réel. Qui aurait pu imaginer avant le 17 octobre 2019, quoi que l’on pense de la méthode, que les effigies des principaux hommes politiques libanais, dont celle de Hassan Nasrallah, pouvaient être pendues sur la place des Martyrs ?
La révolution intellectuelle est en cours, mais elle n’est pas parvenue pour le moment à convertir ses acquis sur la scène politique.
Un an après, la situation est telle que le Liban ne peut plus ressembler à ce qu’il était avant le 17 octobre sans pour autant réussir à ressembler à autre chose. C’est la fameuse citation d’Antonio Gramsci, citée à plusieurs reprises par Emmanuel Macron, qui illustre le mieux le moment actuel : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Comment en est-on arrivé là ? Cinq facteurs permettent de mieux le comprendre :
- Le premier est lié à la nature même de la thaoura et aux contradictions de ceux qui ont voulu s’en faire l’écho. Les Libanais ont exprimé en masse ce qu’ils rejetaient (la corruption, le clientélisme, le confessionnalisme) sans définir clairement ce qu’ils souhaitaient. Le combat contre la corruption est essentiel, mais il ne suffit pas en soi à faire une révolution. Les slogans étaient tellement larges que tout le monde ou presque pouvait s’y retrouver. L’intifada a réuni la bourgeoisie occidentalisée, la gauche activiste, les désœuvrés et les nouveaux perdants du système et enfin les partisans des vieux partis politiques voulant se racheter une virginité. Mais toutes ces composantes avaient des attentes et des agendas différents et aucune n’est parvenue à l’imposer à toutes les autres. En ressort une espèce de confusion générale où chacun finit par avoir sa propre conception de ce que doit être la révolution.
- Le deuxième incombe aux partis de la société civile. Ces derniers n’ont pas réussi à incarner une véritable alternative politique. Bataille d’égos, erreurs tactiques, tentative de faire front uni malgré des divergences importantes sont autant de facteurs qui ont contribué à ce que ces partis passent à côté du momentum, concurrencés en plus par les formations traditionnelles qui se réclament, aujourd’hui, de l’opposition. Ces partis sont encore jeunes et ont certainement besoin de temps. Mais ils doivent redéfinir, ou du moins préciser, leur stratégie de conquête du pouvoir s’ils veulent peser sur le jeu politique libanais. Et accepter, d’une part, qu’ils ne pourront pas représenter toute l’opposition, d’autre part, que les élections législatives anticipées, même si le résultat est imparfait, sont le moyen le plus légitime pour parvenir au changement.
- Le troisième est le résultat d’une bataille entre deux temporalités, entre la nécessité de répondre à la crise économique et le besoin de réinventer la politique. L’une est une urgence, l’autre demande du temps. La crise économique a d’abord accéléré l’éruption révolutionnaire avant de la rattraper, voire même de l’étouffer. Elle a poussé une partie des révolutionnaires à être dans une logique de compromis par rapport à la classe politique dans l’espoir d’éviter que le pays ne tombe dans l’abîme. C’était sans doute un mauvais calcul, la classe politique actuelle étant irréformable par nature. Mais dans un contexte d’urgence absolue, c’était probablement le seul choix possible. La crise a également révélé les fractures de la société libanaise en ce que ses origines font débat tout comme les solutions à lui apporter. Une partie de ceux qui se réclament de la révolution n’acceptent pas d’admettre la faillite du système bancaire et ce que ce constat implique, ce qui a pour effet de brouiller les lignes en créant des alliances entre le vieux et le nouveau monde.
- Le quatrième est ce que l’on appelle la résilience de la classe politique libanaise. Celle-ci a les moyens de garder le contrôle sur l’ensemble du processus politique : formation du gouvernement, décision parlementaire, calendrier électoral. Vilipendée par la rue, la classe politique traditionnelle joue tous ses va-tout depuis un an. Elle profite du fait que la gouvernance soit fondée sur le consensualisme autour du plus petit dénominateur commun pour se dédouaner de ses responsabilités, chacun rejetant la faute sur les autres. On peut ainsi voir un président ayant le plus grand bloc au Parlement considérer qu’on ne l’a pas « laissé travailler ». Chaque grand leader brandit la carte de la défense de sa communauté à chaque fois qu’il est attaqué. Cette représentativité confessionnelle, qui est l’un des piliers du vieux monde, permet par exemple à Saad Hariri, qui reste le leader sunnite le plus « légitime » de ce point de vue-là, de briguer la présidence du Conseil un an après avoir démissionné sous la pression de la rue, dans une séquence qui ressemble à une claque adressée aux partisans de la révolution. Le fait que ces leaders disposent encore d’une assise populaire, même si celle-ci s’est réduite, que beaucoup de Libanais retrouvent leurs réflexes communautaires dès qu’ils se sentent menacés dans leur identité et que les forces de l’ordre qui ont les moyens de mater les mouvements de protestation leur soient encore fidèles sont autant de raisons qui expliquent la survie de la classe politique traditionnelle dans un climat de défiance généralisée à son égard.
- Le cinquième est le facteur X, le plus décisif. Si la classe politique est une forteresse imprenable, le Hezbollah en est certainement le cœur. C’est le mur le plus difficile à franchir, celui contre lequel la révolution a le plus de chances de se briser. C’est l’acteur le plus fort, même s’il est loin d’être pour autant le seul maître à bord, comme se plaisent à le dire ses détracteurs. Le parti chiite veut préserver le statu quo à tout prix, d’autant plus dans un contexte régional où il est assiégé de toutes parts. Fer de lance de la contre-révolution, le Hezbollah n’est prêt à accepter des changements radicaux que si cela implique une modification de la Constitution en faveur des chiites et sans pour autant rendre ses armes. Sinon, il a les moyens de paralyser tout le processus, d’instiller la peur en ressuscitant les pires souvenirs de l’histoire libanaise et en posant l’alternative suivante : « Vous voulez la révolution, vous aurez la guerre. » La question du Hezbollah surplombe toutes les autres et empoisonne les débats, puisqu’elle fausse en permanence le jeu. « Il n’est pas possible de construire un État moderne avec une milice armée répondant en partie à un État étranger », disent les uns. « Il n’est pas pour autant possible de régler aujourd’hui cette problématique », répondent les autres. Est-il possible alors de réaliser les réformes les plus urgentes avec l’aval de ce parti ?
C’est le pari de l’initiative française et de certains groupes de la société civile qui se heurtent, pour l’instant, à un double contexte local et régional où le parti chiite est d’autant moins enclin à lâcher du lest qu’il se sent acculé.
Un an après la thaoura, force est de constater que plusieurs négations ne font pas (encore) une nation. Mais à l’instar de ce qui se passe dans le reste du monde arabe, il y a tout de même matière à garder un certain espoir dans une perspective à long terme. Et pour cause : le principal enseignement de l’intifada est que la jeunesse libanaise veut rompre avec « le Liban de papa ». Cela ne veut pas dire que cette jeunesse n’est pas elle-même en proie à des divisions et à des contradictions, qu’une partie d’entre elle ne pense aujourd’hui qu’à fuir le pays, qu’elle ne va pas répéter certaines des erreurs passées ou encore qu’elle est en mesure de prendre bientôt les clés du pays. Mais on ne peut faire fi de cette réalité : les jeunes Libanais, qui étaient au cœur de la révolution, sont l’avenir du pays. Preuve, s’il en est, que la dynamique, même si elle est sérieusement enrayée, est enclenchée. Et que le chapitre de la thaoura n’est pas encore terminé.
SEULE UNE REVOLUTION MENEE PAR L,ARMEE POURRAIT PEUT-ETRE REUSSIR DANS UN PAYS CONFESSIONALISTE ET CA SI L,ARMEE RESTERAIT UNIE. POINT DE GARANTIE.
23 h 31, le 15 octobre 2020