Un an après la révolution du 17 octobre, le constat est unanime : le vieux Liban est mort, son système politique est dans une impasse et son miracle économique artificiel ne peut être ressuscité. Pour son second siècle d’existence, le Liban devra nécessairement se réinventer.
Le château de cartes s’étant désormais effondré, il devient malheureusement évident que si nous n’imaginons pas rapidement une issue, le Liban finira par devenir un État failli. Or ni les propositions économiques débattues ni les combinaisons politiques tentées n’ont jusqu’à présent permis de s’approcher d’une résolution des multiples crises qui ne cessent de creuser chaque jour un peu plus les divisions et la paupérisation de la population.
Sortir du piège
Au contraire, le piège ne fait que se refermer davantage sur le pays. D’un côté, l’effondrement économique rend le progrès politique presque impossible, chaque parti se concentrant sur son autopréservation; de l’autre, le durcissement des positions politiques complique le processus de résolution des problèmes économiques du pays, à commencer par les modalités de répartition du fardeau qu’implique la mise en œuvre des réformes nécessaires.
Or, l’idée selon laquelle l’effondrement du pays peut éventuellement constituer un préalable à sa reconstruction constitue une recette parfaite pour le désastre. Les États faillis tendent en effet à s’enliser dans la spirale de l’échec pendant des décennies dans la mesure où leur capital social, commercial, institutionnel et réputationnel est presque irrémédiablement détruit.
Pour sortir de ce piège, il est nécessaire de hiérarchiser les priorités en se concentrant d’abord sur le front économique. Certes, la survie de l’ancien système politique constitue une préoccupation, mais à long terme, cette crainte peut être dissipée : la majorité des Libanais ont désormais pris conscience de son caractère destructeur, et les réformes économiques à venir ne feront que rendre son échec plus patent encore. D’autant que ce système ne pourra pas, cette fois-ci, abuser de l’aide extérieure pour assurer sa reproduction : il n’y a guère plus de rentes extérieures disponibles pour irriguer le clientélisme et l’éventuelle manne des hydrocarbures offshore ne constitue, au mieux, qu’une lointaine perspective.
Le changement politique est donc devenu inévitable. Cependant, un meilleur système politique n’émergera pas du jour au lendemain : l’opposition doit encore s’organiser de sorte à être en ordre de bataille pour les prochaines échéances électorales. C’est en devenant une force crédible qu’elle pourra alors peut prendre le relais et si ce n’est aux prochaines élections, du moins aux suivantes.
Mais la reconstruction de Beyrouth, la gestion de la pandémie, l’arrêt de l’hyperinflation, la réouverture du secteur bancaire sont autant de dossiers qui requièrent une attention immédiate. Ce sont là des priorités où des progrès peuvent être réalisés. Si l’économie est stabilisée, il y aura de la lumière au bout du tunnel. Le chemin à parcourir pour construire la prospérité sera encore long et dépendra de la manière dont la situation politique sera réglée in fine. Gagner la bataille contre l’effondrement n’est que le début de la guerre pour un Liban meilleur.
Gouvernement de mission
Il reste que l’on ne peut pas faire confiance à la classe politique actuelle pour réparer ce qu’elle a elle-même cassé, et ce, pour les mêmes raisons qui ont fait qu’elle n’a pu arrêter un effondrement prévisible. Lorsque tout se politise et que la politique est aussi polarisée qu’elle l’est au Liban, les oligarques divisés disposant de fait d’un droit de veto s’avèrent incapables de s’entendre sur les difficiles réformes nécessaires pour sauver l’économie.
Sur le front économique, le principal défi consiste à répartir les pertes accumulées par l’État, le secteur bancaire et la Banque du Liban. Sans une répartition définitive et claire des pertes, il ne sera pas possible de permettre au secteur bancaire de retrouver pleinement son activité, de stabiliser la livre libanaise et de rendre l’État à nouveau solvable. Mais la distribution de plus de 50 milliards de dollars de pertes, soit près du double du PIB actuel, est extrêmement difficile politiquement. Les positions se sont polarisées : chaque politicien est poussé à protéger sa clientèle ; la rue espère, elle, que les pertes pourront être payées en restituant toutes les « richesses volées », ce qui n’est pas une perspective réaliste à court terme ; tandis que les banques veulent préserver leur capital et leurs gros déposants en poussant à la privatisation de tous les actifs de l’État, ce qui constitue une perspective socialement injuste. En fin de compte, la résolution de la crise doit trouver un compromis pragmatique qui répartit les pertes de manière à être socialement équitable et à préserver le potentiel de croissance du pays – en n’expropriant pas indûment le capital productif.
Or un tel compromis ne peut être laissé à la discrétion d’un gouvernement composé de représentants des partis politiques, qui suscitera la crainte que les dés ne soient pipés. De fait, la rue a fourni, très tôt, la solution à l’impasse actuelle, et l’initiative portée par le président français Emmanuel Macron a surtout consisté à ajouter une structure à l’idée clamée par la plupart des protestataires : commencer avec un gouvernement ayant pour seule mission de sauver l’économie et laisser le progrès politique pour plus tard, après les prochaines élections. Il est dans l’intérêt de tous – la classe politique actuelle et sa base comme l’opposition démocratique – de réparer d’abord la maison.
Un « gouvernement de mission » aura donc pour mission essentielle de sauver l’économie de l’effondrement. Le défi consiste à pouvoir geler les divisions, à s’engager à trouver des solutions équilibrées et à ne pas politiser et bloquer la mise en œuvre des réformes.
Le Liban n’est pas un cas unique en termes de fragmentation politique : l’Italie a eu une série de gouvernements de mission, par le passé, pour répondre à la crise économique, et le Soudan en a un maintenant, chargé de mettre en œuvre un programme de salut économique négocié entre les révolutionnaires et l’armée. L’idéal serait qu’un cabinet de mission obtienne des pouvoirs législatifs extraordinaires du Parlement pour mener à bien sa mission. Le Liban a déjà eu de tels gouvernements, lors de crises politiques dans les décennies précédant les accords de Taëf, qui ont contribué à la recherche de solutions quand les différentes parties politiques se sont trouvées trop divisées pour répondre aux urgences du moment.Des questions politiques très conflictuelles subsisteront, mais pour sauver l’économie, elles ne doivent pas interférer avec le travail du cabinet de mission. Il faut pour cela d’autres mécanismes, extérieurs au gouvernement, pour trouver comment gérer ce qui divise : les armes du Hezbollah, la délimitation des frontières, les relations avec la Syrie et d’autres questions qui peuvent se poser. De nouveaux mécanismes restent à inventer pour jouer ce rôle entre-temps.
La révolution d’octobre a été un moment de vérité. Il est désormais temps pour elle de devenir plus sage et de développer un sens de la responsabilité collective, afin que le voyage vers la reconstruction économique et politique de la nation commence sérieusement. Pour arriver à destination, la seule garantie est la colère révolutionnaire. Mais de plus en plus, cette colère créative doit être canalisée en une pression constructive pour obtenir la réalisation des différentes étapes : d’abord une stabilisation socialement juste de l’économie ; ensuite la tenue d’élections libres et équitables ; enfin une organisation de l’opposition qui permette à celle-ci de les remporter.
Par Ishac DIWAN
Professeur d’économie à l’École normale supérieure (Paris) et titulaire de la chaire socio-économie du monde arabe de l’Université Paris-sciences et lettres.
Vous oubliez une chose , derrière chaque banque il y a un politicien qui est un actionnaire majoritaire d’où son souci du sort de ces institutions lucratives. Combien de milliards ont ils amassé en trente ans? Faites vos calculs. Ils veulent les renflouer avec l’argent des citoyens en les privant de tout pour pouvoir se remettre à voler. Pourquoi personne n’a encore divulgué cette information qui est pourtant un secret de polichinelle?
17 h 50, le 14 octobre 2020