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Société - Reportage

Gemmayzé lance un SOS pour la protection de ses demeures historiques dévastées

« Il faut empêcher la Défense civile et toute association de détruire inconsidérément les maisons authentiques de Beyrouth », alerte Fadlallah Dagher, architecte et habitant de la capitale.

Gemmayzé lance un SOS pour la protection de ses demeures historiques dévastées

Une bâtisse de Gemmayzé lourdement endommagée par l’explosion. Photo João Sousa

Dans la touffeur moite du mois d’août, retentit le bruit incessant des vitres brisées que déblaient ensemble habitants et bénévoles venus leur prêter main-forte. Un déblaiement continu, depuis ce funeste 4 août qui a vu la double explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans un entrepôt du port de Beyrouth, soufflant sur son passage de nombreux quartiers de la capitale libanaise. Le bilan est lourd. On compte aujourd’hui plus de 158 morts, plus de 6 000 blessés, des dizaines de disparus et quelque 300 000 logements détruits. Le quartier classé de Gemmayzé, à quelques centaines de mètres à peine du lieu de l’explosion, a payé un lourd tribut à cette double déflagration. Outre les victimes humaines à déplorer, les maisons centenaires de la rue Gouraud font aujourd’hui peine à voir. Éventrées, défigurées, meurtries, elles présentent des trous béants, même celles qui ont été restaurées au fil du temps. Certaines ont perdu leur balcon, d’autres leur façade, d’autres encore leur toit. Et dans le meilleur des cas, elles n’ont plus ni portes, ni fenêtres, ni vitres, ni boiseries. Toutes présentent des fissures plus ou moins importantes, poussant leurs habitants à les déserter aussi vite que possible.

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Alors, ici et là, on tente de s’organiser, sans vraiment savoir par où commencer, tellement règne le chaos dans un amas de vitres brisées, de portes cassées, de meubles renversés, de murs effondrés, de toitures arrachées. Il faut d’abord récupérer les objets précieux encore intacts, documents personnels, bijoux, argenterie, cristallerie et tout équipement susceptible de servir encore, électroménager, ordinateurs ou autres. Il faut aussi boucler les logements ou les commerces, histoire d’empêcher les cambrioleurs de sévir. Car les rôdeurs sont à l’affût et nombre d’habitants sinistrés en ont déjà fait les frais, ici ou dans d’autres quartiers sinistrés.

La façade d’un appartement de Gemmayzé soufflée par l’explosion. Photo João Sousa

Boucler les lieux en toute sécurité… et partir

C’est ce qui pousse Olivia à se dépêcher dans le petit immeuble occupé par la librairie Samir. La jeune femme balaie vitres et débris avec l’aide de bénévoles et cherche un moyen pour fermer son logement en toute sécurité, avant de prendre avec sa famille le chemin de leur maison de montagne. « L’immeuble avait été rénové. Mais les portes et les cadres des fenêtres n’ont pas résisté au souffle de l’explosion, pas plus que les installations électriques », déplore-t-elle. Et si les murs semblent intacts, de même que la structure, l’intérieur est inhabitable. « Nous n’avons d’autre choix que de partir comme l’ont fait nos voisins. » C’est la même résignation qui pousse les employés du restaurant traditionnel Dar el-Gemmayzé à ranger la coutellerie, les ustensiles et les meubles pour fermer boutique. Non seulement les lieux sont inutilisables et les murs lézardés, mais le propriétaire, Hassan Hammoud, a été blessé. Sans oublier que la bâtisse de trois étages, un joyau architectural, a piètre mine avec ses portes et fenêtres soufflées. « Nous ne savons pas si le bâtiment tiendra le coup, lance Ahmad, responsable du restaurant. Nous prendrons donc la décision adéquate en temps voulu. » D’un immeuble à l’autre, le spectacle de désolation est le même. Un balcon menace de s’effondrer dans l’indifférence générale. Aucun périmètre de sécurité n’a été dressé autour. Aucun responsable de la ville de Beyrouth n’est même venu s’enquérir des besoins des habitants.

Cette demeure a perdu son toit et son balcon. Ses habitants vident les lieux. Aucune autorité n’est venue s’enquérir de leur sort. Photo A.-M.H.

La vie sauve par miracle

Un couple d’architectes s’affaire à sauver ce qu’il reste de son appartement de location, au deuxième étage d’une belle demeure centenaire. Un frigo, des dossiers, des serveurs, des ordinateurs. Il ira se réfugier chez des proches pour l’instant. « Nous avons eu de la chance, dit l’épouse, Anastasia el-Rouss. Nous avons tout perdu, notre maison et notre bureau. Mais nous avons la vie sauve par miracle, nous, notre enfant d’un an et demi et nos collaborateurs ». Les murs de la demeure sont fissurés en plusieurs endroits, sa toiture s’est envolée, sa façade est éventrée et un de ses balcons n’est plus qu’un trou béant. Des pans de volet pourraient encore s’effondrer, au risque de blesser des passants. Mais nul n’y prête attention. « Les autorités n’ont pas daigné demander de nous, gronde la jeune femme. Pire encore, personne n’a fait évacuer les lieux. Et lorsque nous avons voulu garer nos voitures devant la demeure pour transporter nos affaires, les gardes républicains nous ont interdit de le faire au lieu de proposer de nous aider. » Il faut aussi dire que ce jour-là, Emmanuel Macron était à Beyrouth. Quelques instants plus tard, il se rendait au chevet des habitants de Gemmayzé.

Les dégâts colossaux dans une vieille demeure de Gemmayzé. Photo João Sousa

Gare aux promoteurs immobiliers

La rue Gouraud est connue pour attirer les amoureux des vieilles pierres. De grands couturiers y ont pignon sur rue, comme Rabih Kayrouz et Élie Saab. Leurs magnifiques demeures ont été dévastées comme tant d’autres. Rabih Kayrouz a été blessé dans son atelier, de même qu’une cliente. Trois jours après le drame, il sortait de l’hôpital, une vingtaine de points de suture à la tête. Dans son entourage immédiat, on pare au plus pressé, on constate les dégâts, on déblaie les débris, on sauve ce qui peut l’être. Mais au-delà de l’urgence, pour la famille Dagher, propriétaire des lieux, la priorité est de faire tout ce qui est en son pouvoir pour préserver ses demeures traditionnelles et celles de la capitale. Car l’héritage historique de Beyrouth rétrécit comme peau de chagrin. Et les promoteurs immobiliers âpres au gain risqueraient de profiter du désordre généralisé pour parvenir à leurs fins : acheter de vieilles demeures en ruines au riche passé, les détruire sans état d’âme, pour les remplacer par d’imposants buildings, comme il y en a tant aujourd’hui dans le quartier. D’autant que nombre de maisons traditionnelles sont irrécupérables. « En 1996, les secteurs beyrouthins de Gemmayzé, Rmeil, Mar Maroun et Saint-Nicolas comptaient 278 anciennes demeures. À la veille du désastre du port de Beyrouth, il n’en restait plus que 195 environ », constate Fadlallah Dagher.

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Cet architecte membre de l’Association de protection des sites et anciennes demeures au Liban (Apsad) milite activement depuis des décennies, auprès des ministres de la Culture, pour recenser et protéger les anciens bâtiments de la capitale. Devant la maison familiale ébranlée par le souffle de l’explosion, il fait part de ses craintes. Comme la plupart des habitations centenaires du quartier, la maison Dagher a été bâtie en pierre sableuse (grès local) à la fin du XIXe siècle. Ses planchers sont en bois. Son toit pyramidal est constitué de tuiles qui reposent sur une charpente en bois de cèdre. « Nous constatons que le souffle de l’explosion a détaché les pyramides et les tuiles de nombreuses demeures, explique le propriétaire. Démunis de toute protection, les murs ont tremblé et risquent de s’effondrer. Sur les façades, des fissures le montrent. » Si la maison semble relativement épargnée malgré d’importants dégâts, des expertises seront nécessaires avant d’entamer les travaux, vu l’intensité du souffle. « Il faut d’abord consolider les parois qui risquent de s’effondrer en installant échafaudages et étais. C’est alors que le processus de nettoyage pourra se faire, tout en prenant bien soin de mettre les pièces antiques de côté, avant de jeter les vitres et la poussière. » Quoi qu’il en soit, le concours d’une équipe de spécialistes sera nécessaire, ingénieurs et architectes, « pour observer, analyser et réhabiliter » chacune des vieilles demeures endommagées. « Cette équipe devrait voir le jour sous peu, promet l’architecte. Le but final étant de sauver les demeures historiques. »

Le problème est que les vautours veillent. « Il faut à tout prix empêcher la Défense civile, mais aussi d’autres associations au nom louche, de démolir à bout de bras le patrimoine de Beyrouth que nous tentons de protéger depuis 25 ans », martèle Fadlallah Dagher. Quelques centaines de mètres plus loin, dans les débris d’une vieille demeure totalement détruite, les sauveteurs libanais et français, aidés de chiens renifleurs, cherchent désespérément des preuves de vie. Sous le regard curieux de milliers de badauds… et l’œil alerte des promoteurs immobiliers.

Dans la touffeur moite du mois d’août, retentit le bruit incessant des vitres brisées que déblaient ensemble habitants et bénévoles venus leur prêter main-forte. Un déblaiement continu, depuis ce funeste 4 août qui a vu la double explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans un entrepôt du port de Beyrouth, soufflant sur son passage de nombreux quartiers de la...

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