Sur la place de l’église, un tapis rouge a été installé. Des rangées de chaises blanches sont garnies de roses du même ton. Près de l’autel également fleuri, un écran géant installé sur le côté diffuse en boucle des séquences du temps du bonheur. De l’autre côté, un grand portrait surmonté d’une phrase pleine d’espérance : « Je ne meurs pas, j’entre dans la vie. » « C’est sa nouvelle vie que nous célébrons », commente un ami. Très croyante, Dalal, la mère de la jeune femme, remercie Dieu. « Même si mon cœur brûle, je suis reconnaissante au Ciel de m’avoir donné 36 ans de bonheur aux côtés de Krystel qui rayonnait de sérénité et de joie. » Plutôt que de condamner la classe dirigeante pour cette perte, elle s’interroge : « Peut-être n’avais-je pas mérité ce cadeau ? » Tout aussi croyant, Nazih, le père de la disparue, demande toutefois au Seigneur « une petite récréation », sans en dire plus.
« Sauve-moi papa ! »
Au lendemain des funérailles de sa fille, il parvient davantage à s’exprimer. « Je ne peux m’empêcher d’avoir de la rancune envers des gens qui se targuent d’être des responsables mais qui profitent de leurs fonctions pour satisfaire leurs intérêts mercantiles au détriment des droits vitaux des citoyens », confie-t-il. Sans vouloir nommer quiconque, le père éploré dénonce aussi « les politiciens qui se laissent soudoyer par les mafias en vue d’occuper des postes institutionnels ». Il raconte qu’au lendemain du drame du 4 août, sa colère était telle qu’il n’a pu s’empêcher de contacter plusieurs responsables de divers courants politiques pour leur crier sa rage. La veille, Nazih el-Adem, qui exerce comme cardiologue, avait passé la pire journée et la pire nuit de sa vie. En visite chez son frère à Achkout, il entend la double déflagration. Se doutant que Krystel pouvait se trouver à Gemmayzé, dans l’appartement où elle avait choisi d’habiter pour être plus proche de son lieu de travail, situé au centre-ville de Beyrouth, il l’appelle. Au bout du fil, il reconnaît sa voix quelque peu modifiée par ce qui semble être une douleur atroce. « Sauve-moi papa, sauve-moi ! » Il raccroche, monte dans sa voiture et conduit à tombeau ouvert jusqu’à l’autoroute d’Antélias, où la circulation commence à se bloquer. Entre-temps, il a appelé la Croix-Rouge pour lui demander d’envoyer une ambulance auprès de sa fille pour la transporter à l’hôpital, ainsi que le valet-parking qui travaille près de son domicile pour le prier de la faire descendre du 2e étage où elle habite afin que le transport vers un hôpital soit le plus rapide possible.
Aux abords du siège des Kataëb à Saifi, les décombres couvrent la chaussée. La route qui même vers l’EDL étant fermée par un cordon de sécurité, il tente de faire des détours dans les petites ruelles encombrées. Au milieu des gravats, des voitures calcinées et des vitres brisées, des cadavres jonchent le sol. Ne pouvant plus avancer, Nazih el-Adem abandonne sa voiture et se met à courir vers le domicile de sa fille, à une centaine de mètres. Près d’une heure et demie se sont déjà écoulées depuis l’appel désespéré. Quand il retrouve sa fille, elle est toujours consciente et lui sourit. Il lui fait boire un peu d’eau mais la sent partir. Lui qui a pratiqué tant de massages cardiaques durant sa longue carrière tente de faire repartir le cœur de sa propre fille. L’ambulance n’étant toujours pas arrivée, vu le nombre de blessés, un automobiliste lui offre ses services. Ensemble, ils parviennent à l’hôpital des Sœurs du Rosaire, à l’angle de la rue Pasteur, tout proche. Sur le parvis, des membres du corps médical lui annoncent que l’établissement n’est pas opérationnel, dévasté lui aussi par les explosions. Un secouriste installe Krystel dans une ambulance garée à l’entrée, mais il interdit à Nazih de l’accompagner.Avec l’aide d’un ami, le père dévasté commence la tournée des hôpitaux. Partout, on lui dit que Krystel ne figure pas sur la liste des blessés. À l’aube, il reçoit enfin un appel d’un ami qui lui annonce que Krystel se trouve à l’Hôpital américain de Beyrouth (AUB). Et qu’elle est dans un état grave. « J’étais alors sûr que c’était fini », dit-il, soulignant qu’il s’était rendu auparavant dans cet hôpital lors de sa tournée, mais qu’il ne s’était pas rendu à la morgue même. Arrivé devant l’établissement, Nazih el-Adem n’a plus le courage d’entrer. L’ami qui l’accompagne le fait à sa place et ressort quinze minutes plus tard, lui confirmant la terrible nouvelle.
Elle n’a jamais regretté d’être rentrée au bercail « Durant les pires années de guerre, ma femme et moi n’avons pas voulu quitter le pays, comme une façon de faire de la résistance », dit encore Nazih el-Adem. « Nous avons veillé à l’éducation de Krystel et de ses frères sous les bombes et à la lueur des bougies, faisant d’eux des citoyens du monde », affirme-t-il, soulignant qu’après sa scolarité au Collège Notre-Dame de Jamhour, Krystel avait obtenu un master en économie de l’Université Saint-Joseph avant de poursuivre ses études à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) en France et de travailler dans une grande banque américaine à Genève. En 2013, elle a choisi de rentrer au pays et ne l’a jamais regretté. Outre son travail, elle était engagée dans nombre d’activités altruistes. Le jour même de sa disparition, elle avait fourni un ordinateur à un jeune de son quartier pour lui permettre de suivre un enseignement à distance. « Krystel était dotée d’une telle paix intérieure qu’elle pouvait aisément donner aux autres », témoigne Diane Nasrallah. À ses frères Cédric et Cyrille qui l’exhortaient à les rejoindre à Londres où ils vivent, Krystel répondait : « Même si le Liban qui me ressemble n’est plus très grand, je continue à l’aimer et à vouloir y rester. »
On ne peut rien dire , on ne peut rien ecrire .Les grands drames se subissent en silence !
07 h 08, le 18 août 2020