«De la pluie mais pas de circulation. Je ne sais même plus dans quelle ville je suis… », twitte depuis son confinement à Los Angeles la scénariste Ashley Seering. Pareillement désorientés dans nos confinements respectifs, angoissés ou contemplatifs, nous pourrions dire : « Je ne sais même plus quelle ville j’habite. »
Habiter une ville, écrit Julien Gracq, c’est y tisser par ses allées et venues journalières un lacis de parcours agrémenté d’occasionnelles pérégrinations excentriques. Dans La Forme d’une ville (Éditions Corti, 1985) c’est pourtant sous le régime contraignant du lycée, incapable de l’arpenter à loisir, que le jeune Gracq développe une lecture intérieure, littéraire, imaginée de la ville de Nantes. « Où habitez-vous ? » Suivant le contexte dans lequel elle est posée, cette question triviale appelle deux réponses : la première, « J’habite Beyrouth », évoque l’espace public de la ville ; la seconde, « J’habite l’appartement x de la rue y », l’espace privé du foyer. La première implique la mobilité, la seconde, le confinement (dans l’acception « pré-Covid » du terme).
Le Grand Canal à Venise, le 31 mars 2020. Manuel Silvestri/Reuters
L’esprit du lieu
En étendant le concept du confinement à presque toutes les heures de la journée, la pandémie de Covid-19 devient-elle pour autant, comme l’écrit Michael Kimmelman dans un article publié le 17 mars dans le New York Times, anti-urbaine ? Confinement et distanciation sociale sont aux antipodes de la cité idéale, celle où il fait bon vivre, où les rencontres sont facilitées par sa forme physique. Ces mesures sont à l’opposé de la convivialité rêvée par les urbanistes. Elles vont à l’encontre des espaces publics inventés par les interactions collectives. Le confinement interdit aussi, de facto, l’utilisation de la rue et des places dans la lutte pour la signification du politique. Lieu de rencontre, donc, et de jeu, lieu de déambulation et de rêverie, lieu du politique et de la contestation, la ville vidée de ses habitants est aussi vidée de son sens. Ses principales fonctions ainsi neutralisées, c’est son habitabilité même qui est mise en question par le drame de la pandémie.
Mais nous, anciens urbains, troglodytes, exilés dans nos intérieurs domestiques, perdons-nous pour autant la perception spatiale du lieu géographique de notre confinement ? Quelle différence que d’être confinés dans des villes aussi dissemblables que Los Angeles, Venise ou Beyrouth ? La forme des appartements, la hauteur des plafonds, la couleur d’un ciel d’après-midi aperçu par une fenêtre, l’architecture de l’immeuble d’en face, la couleur de ses toits, la langue dans laquelle se disputent les voisins de palier pareillement confinés? La forme réelle ou collectivement fantasmée de la ville dont nous sommes exclus, reclus dans nos appartements ? Ou autre chose encore qui a trait, peut-être, aux relations que la ville entretient avec son passé ou la manière dont elle envisage son déclin…
La ville se prolonge dans ses intérieurs. Elle informe les corps de ceux qui les habitent jusque dans l’intimité de leurs chambres. L’isolement que l’on s’impose aujourd’hui est, beau paradoxe, un acte collectif. C’est aussi une expérience locale, imprégnée de l’esprit du lieu donc essentiellement urbaine. À Los Angeles, la mégapole tentaculaire de l’extrême-Occident, Venise, la ville musée posée sur sa lagune, ou Beyrouth, la méditerranéenne mutilée par la guerre et la corruption, le confinement est vécu différemment suivant le lieu où il est imposé. Ces trois villes aux histoires, aux formes et aux problématiques fondamentalement différentes sont des idéal-types dans lesquels se retrouvent les grands thèmes urbains de nos métropoles malades : l’automobile qui interdit toute vie de quartier, la muséification qui aseptise l’urbanité, la contestation politique qui butte contre des pouvoirs corrompus.
La « 110 Freeeway », au centre de Los Angeles, le 15 mars 2020. Apu Gomes/AFP
« Centre-vide »
À Los Angeles, ville faite pour et par l’automobile, les autoroutes urbaines désertées, la dislocation du tissu urbain et la privation de centre rappelle l’omnipuissance du regard cinématographique sur les esprits des Angelenos. Dans la mégapole californienne, la pandémie de Covid-19 évoque la catastrophe urbaine de dystopies postapocalyptiques mille fois imaginées dans les studios de son quartier de Hollywood.
À Venise, les habitants se réveillent à une ville qui leur est rendue, qui retrouve sa sérénissime sérénité. Même confinés dans leurs appartements, ils sont à nouveau chez eux comme avant que les hordes du tourisme de masse n’envahissent la lagune, ses canaux, ses ruelles. Le temps de la pandémie, Venise n’est plus cet onirique parc d’attraction international. Venise redevient ville. Le confinement fait remonter à la surface une version plus ancienne de la cité.
À Beyrouth, plutôt que les dystopies hollywoodiennes ou la disparition des hordes de touristes, le silence du confinement peut rappeler, pour certains, celui de la guerre de 1975. On a souvent parlé du bruit des bombes, plus rarement du silence effroyable qui sépare deux bombardements. Puis, en 1990, avec la fin de la guerre, le bruit : le vacarme des chantiers de la reconstruction et de la spéculation immobilière ; le tintamarre du trafic, des voitures et des klaxons; le bourdonnement des camions-citernes et de leurs pompes à eau ; les vibrations des groupes électrogènes de quartier.
Mais aujourd’hui, le silence du confinement est, à Beyrouth, surtout celui retrouvé de son « centre-vide ». Habité sans discontinuer depuis des millénaires, brutalement déserté par ses habitants en 1975, en grande partie rasé par son entreprise de reconstruction en 1990, il est réinvesti en octobre 2019 par une population revendicatrice, urbaine et ludique. Ses immenses parkings qui furent un jour, il y a bien longtemps, de denses quartiers populaires faits de rues étroites, et qui rassemblèrent les gens d’octobre, sont à nouveau désertés. On y entend siffler le vent glacé de mars. Beyrouth qui venait à peine de s’inventer une agora nouvelle (le terme désignant, à la fois, le rassemblement des citoyens et le lieu de ce rassemblement) en est brutalement amputée par le Covid-19. La ville perd son agora, mais la révolution couve dans le confinement… Et la pandémie passée – parce que tout passe –, le retour du politique dans la rue sera d’autant plus bruyant que la frustration est grande.
La pandémie fait de nos villes des laboratoires grandeur nature qui démontrent que le confinement n’a pas tué le « genius loci » (l’esprit du lieu). Bien au contraire, cette âme urbaine que l’on associe volontiers à la rue grouillante, à la rue arpentée, s’épanouit aujourd’hui dans nos appartements et prend des formes inattendues ou oubliées. Partout, l’absence de l’urbain constitue sa potentialité et le Covid évoque dans l’esprit des confinés des cités imaginaires ou passées, possibles ou disparues, toujours différentes. Alors que les Vénitiens rêvent de restaurer l’urbanité de leur cité marchande et que les Angelenos vivent dans le fantasme hollywoodien du dernier homme, les Beyrouthins, eux, rongent leur frein en attendant de faire aboutir leur révolution tronquée.
Écrivain, consultant en politiques publiques et membre de Beyt el-Kottab. Dernier ouvrage : « Ougarit » (Éditions Inculte, 2019).
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15 h 02, le 04 avril 2020