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Lifestyle - La carte du tendre

Mille heureux anniversaires

Mille heureux anniversaires

Eddy et sa maman, vers 1944. Photo tirée de l’album de Eddy Doumit

C’est un message qui a mis 74 ans à retrouver son destinataire. Acquis dans une vente aux enchères, l’objet dormait dans mes cartons depuis un certain temps. Profitant du temps libre dû au confinement, je m’y suis finalement plongé. Le petit agenda marron de 1946 contient 365 pages dont certaines sont remplies d’une belle écriture serrée en français parfait. Il en émane un parfum d’une autre époque assorti au fuchsia défraîchi de la tranche, une alliance immanquablement féminine de rose de Damas, de savon d’Alep et de papier d’Arménie ; le tout donne une quatrième dimension bouleversante à cette petite relique.

Sur la page du 9 mai, pour le quatrième anniversaire de son fils, l’auteur consigne les noms des petits invités. Parmi eux, les Achkar (Joe et Yvette), les Nader (Serge et Patsi), les Munier, les Turpin, Ralph Audi, Joe Slim et Naila Kettaneh. Mon cœur bondit à la lecture de ce nom : Naila doit certainement en savoir quelque chose. Contactée, elle me guide très rapidement vers Eddy Doumit dont elle suppose qu’il s’agit de la mère, une amie intime à sa propre mère Aimée.

Bingo ! J’ai effectivement en main l’agenda d’Olga Achkar, épouse Doumit, née au Brésil en 1918 et décédée au Liban en 1988. Le carnet a désormais un visage. Celui d’une incroyable Libanaise de 28 ans qui y raconte sa vie quotidienne à Beyrouth mais surtout son interminable périple effectué durant l’été entre le Liban et le Brésil. Eddy n’est autre que le fondateur en 1977 du premier Mandaloun, sur les hauteurs de Dbayé, dans la magnifique bâtisse familiale de pierre taillée aujourd’hui propriété des Abillama.


Détails intimes

Olga n’a pas eu une enfance de tout repos : elle perd sa mère à quatre ans, avant que la fièvre typhoïde n’emporte son frère Edouardo. Arrivée au Liban où elle se marie, elle mène une vie cosmopolite, avec de la famille et des amis dans le monde entier, dont Georges Schéhadé et Hector Klat. Je découvre dans ce carnet une vie mondaine chargée : invitations chez Gabriel Tabet, Wadih Achkar, Antoine Mourani, Georgette Kfouri, Nouhad Boueiz, Nabiha Rahmé, N. Bustros, Albert Slim, les Sehnaoui, les Majdalani et un dîner travesti chez Eddy Dadler. Une réception où elle énumère ses convives et détaille le menu : « Poissons, kama, batingen, rakakat, langues, salade, tabboulé ». Des pièces de théâtre: Les Mal Aimés, Antigone, Les Amants Terribles, qui se donnent au Grand Théâtre. Des renseignements pratiques : « Le dollar est à 280 piastres libanaises. 20 000 francs français font 210 livres libanaises. »

Je découvre aussi les détails intimes d’une vie de femme : gymnastique ; essayage de robes, blouses en skaï, short, pantalon chez le couturier Karrat ; manucure ; achat de crêpe Georgette et de chiné noir, d’une robe longue pour un dîner en ville, d’un sac à main crème, de chaussures blanches et marron.

Je découvre surtout une vie de mère : lors d’une visite au président Béchara el-Khoury, « nous avions la frousse que mon coquin d’Eddy ne dise toz au président, c’était toujours son mot ». Eddy toujours, qui « a reçu à 7 heures du matin une raclée parce qu’il a dit yilaan din ». À son anniversaire, « Eddy a reçu de maman des outils pour la plage, de papa une grande trottinette et beaucoup de jouets. Je te souhaite mon ange chéri mille heureux anniversaires. »

Après l’achat d’un « chapeau à fleurs rouges », la jeune femme court pour faire son passeport. Elle prend le temps de déménager la maison à Dhour el-Choueir, écrire quelques lettres, se faire vacciner contre la fièvre jaune, régler ses dernières dépenses (« gants 122 livres, valise 200 livres, chemises T et bas 84 livres »…) et passe une ultime journée avec Eddy : « Je lui ai donné à manger et je l’ai fait dormir en grattant son dos. Je suis très triste de le quitter. »


Un voyage mouvementé

Elle part le 1er juillet pour un voyage éprouvant car rallier le Brésil par avion en 1946 demande du souffle! Entre Le Caire et la Tripolitaine, l’avion connaît une avarie dans le moteur droit, écrit-elle « en plein vol » : il faut se poser pour réparer. À Benghazi, elle rencontre des « prisonniers allemands » avec qui elle échange quelques mots. Puis c’est le défilé des escales, Tunis, Alger, Casablanca, Agadir, l’avion survolant longuement le désert « qui est d’une laideur et d’une monotonie sans pareilles ». À Dakar où elle passe un long séjour, grande déception, pas de place dans les hôtels, elle logera donc chez les Noujaim, « où il n’y a pas d’eau courante dans l’appartement ». Elle y ressent déjà le mal du pays. « J’ai le cafard et pleure à en mourir en pensant à mon petit amour d’Eddy. »

Le 15 juillet, elle quitte Dakar avec le « Douglas d’Air France, dont le pilote est un compagnon à Mermoz » pour Recife au Brésil puis pour Rio. Elle retrouve une ville qu’elle adore. Puis c’est São Paulo, où elle est reçue par « tous les parents avec une trentaine de bouquets de fleurs et une quinzaine d’autos ». À São Paulo, elle revoit Hector Klat, dîne chez Antoun Gebara, Aziz Nader et les Harb. « Ai bavardé un long moment avec Dr J. Mattar qui m’a parlé poésie et avec qui j’ai parlé de G. Schéhadé. Il était ravi. » Elle assiste à des pièces de théâtre, des ballets, des réceptions.

Pourtant, le chagrin l’accompagne en permanence ; chaque fois qu’elle reçoit des lettres de Miss Rose, la gouvernante de son fils, elle pleure toute la soirée. De retour à Rio, elle loge chez les Saouda avec vue sur le Christ Rédempteur « que je vois illuminé dans ma chambre est qui est une merveille ». Elle assiste au bal du Copacabana, à des courses huppées où elle aperçoit « le général Eisenhower et sa femme ». Le 14 août au soir, en écoutant de la musique, le mal du pays devient insupportable : « Je ne suis pas sortie de la nostalgie et je pense beaucoup à nos fêtes de la montagne, à notre promenade dans Hammana. » Le 21 septembre, elle visite la tombe de sa mère à « 800 km de Rio sur une route infecte, cette malheureuse mère qui est née le 5 mai 1897 et qui est morte le 6 juillet 1922, pauvre maman et pauvres de nous sans toi ». Pour rentrer au Liban, les difficultés s’amoncellent, la date du retour s’éternise, elle est de plus en plus malheureuse en pensant « terriblement au Liban » et à son fils, fait des cauchemars et se réveille « plus inquiète encore. Je me demande si Eddy a quelque chose, mon Dieu protégez-le ».


Hasard troublant

Elle rentre par Recife, Dakar, Casa, Paris où elle assiste à Huis clos de Sartre au théâtre de la Potinière et pose pour le peintre Pastoukhoff qui réalise son portrait, avant de se rendre à un concert d’Édith Piaf. Retour le 25 novembre par Marseille, Tunis, El-Adem en Tripolitaine avant de rejoindre Le Caire et finalement Beyrouth.

Je cherche encore la petite écriture, mais le journal s’arrête là, le bonheur n’a pas besoin d’être raconté. À vous d’imaginer la suite, les larmes des retrouvailles, le petit Eddy serré dans les bras, couvert de baisers ; ce bonhomme qui s’est tant fait attendre, sept ans de mariage autant dire une éternité, ce fils unique si ardemment désiré et que j’ai la chance de rencontrer en 2020 pour lui restituer ce trésor.

Georges Schéhadé écrira plus tard : « Le temps est un vieillard qui a la malice des enfants. » Trente-deux ans après sa disparition, Olga se manifeste à un des moments les plus difficiles de notre histoire. Je remets à son fils, à qui elle revient de droit, cette déclaration qui lui est adressée, honteux de m’immiscer dans cet amour qui défie le néant. Qu’il y soit évoqué Huis clos, pièce existentialiste où trois personnes sont confinées pour l’éternité, est un hasard troublant. Pour Eddy, il ne fait pas de doute que ce carnet retrouvé est un message de sa maman qui veille toujours sur lui.


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commentaires (7)

Cher monsieur Boustani,tout d'abord: encore merci pour tous vos beaux textes. Ensuite, vous mentionnez dans celui-ci un certain Albert Slim. Serait-ce, en fait Alberto (avec un "o" à la fin) Slim, un émigré rentré du Mexique et qui faisait carrière à Beyrouth dans le show-bizz à cette époque (pour ce que j'ai pu comprendre)? Pour des raisons liées à mon histoire familiale, je suis à la recherche d'informations sur cet Alberto Slim. Si vous en avez, je vous serais vraiment reconnaissant de m'en faire parvenir. Sincères salutations, Charles Abdallah.

Abdallah Charles

18 h 54, le 05 avril 2020

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Commentaires (7)

  • Cher monsieur Boustani,tout d'abord: encore merci pour tous vos beaux textes. Ensuite, vous mentionnez dans celui-ci un certain Albert Slim. Serait-ce, en fait Alberto (avec un "o" à la fin) Slim, un émigré rentré du Mexique et qui faisait carrière à Beyrouth dans le show-bizz à cette époque (pour ce que j'ai pu comprendre)? Pour des raisons liées à mon histoire familiale, je suis à la recherche d'informations sur cet Alberto Slim. Si vous en avez, je vous serais vraiment reconnaissant de m'en faire parvenir. Sincères salutations, Charles Abdallah.

    Abdallah Charles

    18 h 54, le 05 avril 2020

  • superbe!

    Marie Claude

    10 h 33, le 05 avril 2020

  • Touchant...

    Nicolas Rubeiz

    09 h 29, le 05 avril 2020

  • Superbe et très touchant! NB- « que je vois illuminé dans ma chambre est qui est une merveille ». Est-ce ainsi dans le texte original? Si oui, il faudrait insérer (sic)...

    Georges MELKI

    06 h 45, le 05 avril 2020

  • Un petit duvet blanc tournoie encore dans mon esprit, quelle fraîcheur que cette page de lecture, merci.

    Christine KHALIL

    00 h 27, le 05 avril 2020

  • Magistral !

    Shou fi

    11 h 45, le 04 avril 2020

  • Je me suis régalée. Merci !

    lila

    08 h 40, le 04 avril 2020

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