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Lifestyle - Photo-roman

Vous avez peur, et pas nous


Photo Ayla Hibri

Je suis né en janvier 1990. Je n’ai donc pas connu la guerre civile, ou sinon trop peu pour m’en souvenir. Par contre, comme tout le monde, en parcourant l’album de famille, j’ai vu des photos. On me les a même montrées très tôt. J’ai vu les vitres fêlées du salon qu’on remplaçait entre deux rounds, la boutique de passementerie de ma grand-mère, en feu, et son appartement pillé par quelque milice ; la voiture de mon père, une BMW série 3 toute neuve de 83 pour laquelle il avait dépensé toutes ses économies, écrabouillée sous un obus. Évidemment, on m’a servi la fameuse fable qui va avec : « Si ta tante ne m’avait pas appelé au moment où je montais à bord et que la secrétaire n’avait pas insisté pour que je remonte au bureau prendre son appel, je n’aurais pas été là à te parler maintenant. » Et ma mère qui renchérit : « Oui, il y a échappé à quelques secondes près. » Oui, j’ai vu le franc-tireur qui avait aménagé son poste à l’entrée de l’immeuble familial et à qui ma grand-mère préparait du café et des sandwiches de corned-beef Maling en périodes d’accalmie. Je l’ai vu faire une sieste sur le lit de ma mère, sa kalachnikov jetée au milieu de l’armée de peluches. « On n’avait pas vraiment le choix, il protégeait le quartier. » Oui, j’ai vu mes parents enjamber des sacs de sable pour aller se marier, ma mère enceinte de moi jusqu’aux dents, dans ce chalet du Kesrouan où il avait fallu fuir la ville ensanglantée.


Vieux réflexes

Bien sûr, j’ai vu, entendu et lu à propos de la guerre civile. Mais de là à ce qu’on me fasse croire que ça reprendra bientôt, à ce qu’on me dise qu’un conclave de politologues diplômés de Harvard le garantit ou à ce qu’on me fasse peur en réveillant de vieux fantômes, c’est un piège dans lequel je ne tomberai pas. C’est une bien trop grosse couleuvre que nous, les millennials, les d’après-guerre, n’avalerons pas. D’ailleurs, ce n’est qu’au cours du dernier mois que j’ai pu réellement palper cette ligne invisible qui nous sépare de la génération du dessus et que l’expérience de la guerre a vraisemblablement tracée : vous avez peur et pas nous. J’ai regardé vos mines désolées et désolantes, dès les premiers jours de la révolution, prédire ce qu’il y a de plus sordide : « Il faut faire gaffe, aucune révolution au monde ne s’est bien terminée », et nous y avons opposé nos corps hilares et extatiques qui, sur les places, célèbrent un espoir nouveau. Je vous ai observés, sans bouger, reprendre vos réflexes d’un autre temps : faire des queues pour de l’essence au milieu de la nuit, sillonner la ville et les environs à l’affût d’un distributeur qui consentirait à vous cracher quelques dollars, en stocker des liasses entre vos vêtements, déposer une petite valise à la porte de la maison « au cas où »; mettre le passeport à portée de main en s’assurant que les visas étaient encore valides, vous coller à la radio en y faisant resurgir le spectre de Charif el-Akhaoui et son selké, emné ; vider des rayons de supermarché, revenir avec des sacs par dizaines de la pharmacie, dépoussiérer pour certains le revolver, penser même à partir, et j’ai presque eu envie de rire. Je vous ai regardés blêmir au moment où Saad Hariri présentait sa démission, peur du vide, alors que nous n’y avons vu qu’une victoire. Une page blanche où s’écrira une histoire nouvelle. J’ai pris la mesure de votre épouvante quand s’érigeait ce tout petit mur maladroit dans le tunnel de Nahr el-Kalb, et, du tac au tac, nous l’avons démantelé en nous écriant d’une même voix : « Désormais, nous ne construirons plus que des ponts ! »

Mieux que rien

L’autre jour, j’ai même entendu dans la rue deux mères converser en s’inquiétant : « Ça commence à bien faire. Il est temps que les écoles ouvrent, nos enfants doivent quand même finir leur année scolaire. » Aussitôt, comme si elle les avait entendues, une manifestante à la porte de son école avait brandi ce slogan de génie : « C’est ici, dans la rue, que nous apprenons la plus importante des leçons. Et que nous vous en donnons une. » J’ai roulé des yeux en vous écoutant mettre en parallèle ce que nous vivons aujourd’hui avec l’avant-1975, faire des raccourcis faciles entre ces deux temps qui, dans le fond et la forme, n’ont rien à voir : « Ça a commencé comme ça, on ne s’en rendait pas compte. » J’ai même eu droit au sempiternel « c’est une source sûre qui le dit. C’est comme ça, le Liban est voué à d’interminables conflits » auquel je n’ai cessé de rétorquer : nous avons le droit d’inverser le destin et d’être enfin heureux si nous nous en donnons les moyens. Car vous avez concédé aux miettes et aux demi-mesures, vous avez bu des verres à moitié vides, maîtrisé l’art du compromis et de l’à-peu-près ; dû pactiser avec le diable, baisé puis maudit en silence cette main que vous ne pouviez pas casser, comme dit ce vilain proverbe de chez nous. Je peux le comprendre, vous avez fait au mieux. Mais nous, vos enfants, nous continuerons à (vous) dire que nous n’accepterons pas moins que le « tout », « tous, c’est-à-dire tous »; que nous ne nous suffirons plus de ce peu « qui est mieux que rien ». Que nous ne composerons plus avec ceux qui nous ont menés à ce point de non-retour, que plus aucun doigt levé ne nous fera frémir, que plus aucune allégeance, soit-elle politique ou confessionnelle, ne prendra le dessus sur celle envers notre pays. Et surtout, en fait, que nous ne referons plus jamais les mêmes erreurs que vous. Celles dont, quelque part, nous payons le prix aujourd’hui.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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