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Idées - Commentaire

La révolte est une prise de conscience de soi du citoyen libanais

Des manifestants brandissent des drapeaux libanais, le 19 octobre 2019 à Beyrouth. Patrick Baz/AFP

« Révolte ou révolution ? » Si ce débat divise les observateurs depuis le 17 octobre, il n’est sans doute pas opportun de contester aux citoyens qui continuent de se soulever contre l’iniquité et l’humiliation subies pendant trois décennies le qualificatif de révolutionnaire qu’ils s’accordent. La charge émotionnelle et idéaliste contenue dans celui-ci est en effet nécessaire à la mobilisation comme à sa continuation. Cependant, il ne s’agit pas là d’une rupture ni du remplacement radical d’un modèle de société par un autre, mais de son effectuation sous un autre schéma par des individus concertés et libres. Ainsi que de la réalisation de son potentiel bridé par des manœuvres d’accession au pouvoir et une gestion mafieuse de l’État. À travers cette révolte, les citoyens, lassés, ont décidé de mettre un terme aux « trente ignominieuses » caractérisées par le confessionnalisme politique, la gabegie et la corruption de la classe politique.

Conditions éthiques et fonctionnelles

En ont-ils cependant les moyens ? Comme le rappelle le professeur Patrice Canivez, le philosophe Éric Weill conditionne la réussite d’une révolte à l’existence en amont de conditions, autant éthiques que fonctionnelles, à sa réalisation (Le politique et sa logique dans l’œuvre d’Éric Weil, Kiné, 1993). Des conditions nécessaires pour ne pas verser dans les travers des révolutions : la consécration d’un absolutisme au nom du peuple, d’un Dieu, d’une idéologie, débouchant sur une idéocratie asservissante.

La violence, qu’accompagne nécessairement une rupture révolutionnaire ou celle de l’émeute nihiliste, est restée absente à ce jour de tous les rassemblements, quelle qu’ait été leur taille. Les quelques vitrines brisées sont insignifiantes et le seul cambriolage d’un commerce relevait d’un acte économique utilitaire d’appropriation, certes condamnable, plutôt que d’un acte de vandalisme nihiliste. On est loin des dégradations de mobilier urbain ou d’institutions de service public que l’on rencontre ailleurs. Et si à l’avenir l’appauvrissement généralisé pourrait déboucher sur des émeutes et pillages, ces derniers relèveront, le cas échéant, d’une autre logique. Voilà ce qui en est de la dimension éthique.

Quant aux conditions fonctionnelles, fruit d’une lente construction souterraine, elles sont restées invisibles. On pensait à tort que les Libanais continueraient d’accepter les difficultés économiques et le glissement vers une érosion de leur niveau de vie qui, depuis plusieurs années, n’épargnaient qu’une minorité. On pensait également à tort que le ressort confessionnel continuerait à les tenir suffisamment à distance les uns des autres pour circonscrire une révolte généralisée. Le 17 octobre n’en est que le démenti en actes.

Cette révolte a démontré une universalité de la revendication, celle d’un gouvernement indépendant, seul garant d’une sortie de la crise systémique, surplombant les divisions territoriales et confessionnelles savamment entretenues depuis la fin de la guerre civile par les partis au pouvoir. Cette démonstration n’est pas un hasard, mais la prise de conscience de soi des citoyens en tant que tels. Leurs différences ne sont plus considérées comme des identités antagonistes déployées par les partis pour empêcher toute réunion, mais plutôt des particularismes pouvant s’afficher sans remettre en question la cohésion de l’édifice national.

Cette révolte atteste également de la prise de conscience de soi du citoyen en tant qu’acteur muni de capacités. Capable de changement, il veut imprimer son environnement social et politique par une action collective qui reflète une concertation libre d’individus. C’est ainsi que, lors d’un débat à Tripoli, un jeune agriculteur du Akkar m’arracha presque le micro des mains et me demanda : « Pourquoi ne nous sommes-nous pas révoltés avant ? » Je pense aussi à cet autre jeune de Nabatiyé qui, bien que toujours convaincu de la nécessité fonctionnelle des armes du Hezbollah pour la défense du Liban face à Israël, parvint néanmoins à désacraliser la parole de divinités humaines autoproclamées, les tenant désormais comptables de leurs gabegies.

Autonomisation

Cette prise de conscience se traduit aussi par la prise de l’espace public occupé par le mercantilisme marchand aux vitrines éblouissantes. Un espace désormais consacré aux discussions dans des tentes de fortune, à la musique et la kermesse, autant qu’aux ramassages des détritus tous les matins et à leur tri avant de les emporter vers les usines de recyclage. Cette occupation de l’espace public, déjà politique lorsqu’elle s’exprime par l’intellect, le devient tout autant lorsqu’elle se traduit par une action physique, écologique, responsable et festive. On célèbre l’autonomisation de la société civile tenue en otage pendant un siècle par un ordre hétéronome aux divers habillages, religieux, régional, idéologique ou féodal.

L’expulsion par des chahuteurs de figures publiques de l’espace commun est la représentation spontanée du rejet de l’ordre périmé. Aussi anecdotique et impolie soit-elle, elle constitue une entorse admissible à la civilité de la révolte. Ce rejet est accompagné par la demande d’une saine gouvernance, et non d’une guillotine qui remplacerait un absolu par un autre en sombrant dans la barbarie, comme en Syrie, en Libye et ailleurs. Ces sociétés n’ayant pas encore connu un processus de prise de conscience de soi semblable à celui qui prévaut actuellement au Liban.

Certes, le retour de flamme en faveur de l’ancien régime est possible. Celui-ci détient encore des moyens multiples pour se justifier et continuer à aliéner les citoyens. Les citoyens libérés ne sont pas l’ensemble de la population. Ils sont par ailleurs affaiblis par la crise économique et sociale et peuvent encore retomber dans la léthargie en acceptant une nouvelle dépendance politique dans une économie de subsistance.

Mais ignorer les transformations sociétales est le fait avant tout de ceux qui n’en veulent pas. Et plus ils sont haut placés dans la hiérarchie sociale et économique, plus ils sont dangereux. C’est contre ceux-là qu’il faut se prévenir. C’est d’abord à ceux-là qu’il faut expliquer que l’histoire ne s’écrit plus avec un grand H. Que l’on ne l’arrête plus au gré des ambitions, de l’avidité et du cynisme. Toute pause dans la révolte ne sera que temporaire au profit d’une réadaptation aux circonstances et aux nouvelles réalités induites par l’action et la réaction des structures du pouvoir.

Amine ISSA , Coordinateur de la direction politique au Bloc national.

« Révolte ou révolution ? » Si ce débat divise les observateurs depuis le 17 octobre, il n’est sans doute pas opportun de contester aux citoyens qui continuent de se soulever contre l’iniquité et l’humiliation subies pendant trois décennies le qualificatif de révolutionnaire qu’ils s’accordent. La charge émotionnelle et idéaliste contenue dans celui-ci est en effet...

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