Le quartier de Khandak el-Ghamik, où le Hezbollah et Amal sont prédominants. Photo João Sousa
Cours de yoga, performances d’artistes célèbres, fêtes improvisées : le barrage dit du Ring a sans doute été le plus folklorique et le plus médiatisé des lieux de la contestation libanaise depuis le 17 octobre. Dès la première semaine du soulèvement, de jour comme de nuit, des milliers de personnes se sont rassemblées sur l’avenue Fouad Chehab, du côté d’Achrafieh, juste avant l’entrée du pont qui va de Tabaris à Zoukak el-Blatt, reliant Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest. La dimension symbolique du trajet a été plus d’une fois soulignée car c’est ici, au niveau de la rue de Damas, que se trouvait la ligne de démarcation pendant la guerre civile. Ce qu’on a moins dit est que, pris sous l’autre axe cardinal, le Ring sépare également le luxueux centre-ville d’un des quartiers les plus pauvres de la capitale : Khandak el-Ghamik.
Ce nom a lui aussi beaucoup résonné au cours de ces dernières semaines, souvent suivi de « yiii!!! » et de « yaaa ! ! ! », exprimant tour à tour la colère ou l’effroi. À en croire les adeptes de l’interjection, Khandak el-Ghamik, qu’on surnomme Khandak, serait l’antre et l’épicentre de la contre-révolution. C’est en effet de ce quartier très majoritairement chiite que viendraient beaucoup des chabeb qui, par petits groupes, à pied ou en scooter, drapeaux d’Amal ou du Hezbollah à la main, ont semé la terreur dans la ville. Attaques répétées contre les manifestants du Ring et de la place des Martyrs, mises à sac des tentes et des symboles de la révolution, destructions de voitures et de vitrines à Achrafieh ou affrontements avec les forces de l’ordre : la liste des méfaits attribués, à tort ou à raison, aux « voyous » de Khandak el-Ghamik ne cesse de s’allonger. Même si les jeunes en question sont en réalité originaires de nombreux quartiers chiites de Beyrouth, centraux comme Mar Élias ou Bachoura, plus éloignés comme Chiyah ou Dahié, les premiers à être pointés du doigt sont, presque mécaniquement, ceux de Khandak. Cela tient à la proximité géographique, mais aussi à des préjugés tenaces.
Quartier en voie de disparition
Khandak el-Ghamik n’a pas attendu la révolution pour traîner sa mauvaise réputation. Même son nom – littéralement « la tranchée profonde » – fait peur et renvoie à un imaginaire belliqueux. L’origine de cette appellation est incertaine mais pourrait venir du fait que la rue Khandak el-Ghamik, artère centrale du quartier, a été tracée le long d’un ancien cours d’eau, ou alors faire référence à sa situation topographique, au plus bas des deux collines de la capitale.
Selon une étude de la chercheuse Rouba Wehbé parue en 2015, 69 % des Beyrouthins avaient une représentation stigmatisante de Khandak. Elle fait figure de « Dahié (banlieue) de l’intérieur », les fantasmes sur ses résidents, vus comme « affreux, sales et méchants », sont nombreux.
Dans le cas de Khandak el-Ghamik, cela tient aussi à l’histoire de ce quartier autrefois bourgeois et cosmopolite, situé en plein cœur de la capitale. Urbanisé à la fin du XIXe siècle, il a longtemps été peuplé par des familles aisées, chrétiennes ou sunnites. La guerre de 1958 – qui a provoqué des affrontements à l’intérieur du quartier – puis celle de 1975 – au cours de laquelle Khandak s’est vite trouvé aux premières loges –ont contribué à éloigner ces premiers habitants. Ils ont progressivement été remplacés par d’autres familles, chiites celles-là, quittant leurs villages pauvres du Sud et de la Békaa dans les années 1960 ou fuyant d’autres régions de Beyrouth (Nabaa notamment) lors des affrontements. Beaucoup ont trouvé refuge dans les bâtiments laissés à l’abandon, donnant à Khandak el-Ghamik l’étiquette de repaire de squatteurs. Les vieux immeubles de style colonial ou les maisons ottomanes en pierres blanches ont été pour la plupart détruits. Il n’en reste aujourd’hui plus grand-chose sinon des façades noircies et défigurées qui donnent à Khandak el-Ghamik des airs de quartier fantôme, gardien d’une mémoire hantée. Et même sans s’en rendre compte, les nostalgiques du Khandak de jadis ne peuvent s’empêcher de faire porter le chapeau de l’âge d’or englouti à ses néohabitants. Le sentiment de ces derniers d’être laissés pour compte est accentué par l’absence de l’État qui n’est d’ailleurs pas pour rien dans la forte implantation des milices. À cela s’ajoute, ces dernières années, un développement urbanistique brutal tout autour du quartier, tendant à le rendre invisible, comme s’il fallait cacher à la ville ses pouilleux. De l’autre côté du Ring, a été érigée l’imposante et luxueuse tour MTC. En bas de Béchara el-Khoury, a été construit le clinquant bâtiment de Beirut Digital District. Et même du côté de Basta, plus résidentiel, des immeubles d’habitation haut de gamme sont en train de pousser, faisant de Khandak une tranchée chaque jour plus retranchée : un quartier en voie de disparition.
(Lire aussi : Déshérités d’hier et d’aujourd’hui, l’édito de Michel TOUMA)
Désamour réciproque
Si les gens de Khandak se sentent rejetés par les révolutionnaires, le désamour est réciproque. Les locaux n’ont pas de mots assez durs pour qualifier ceux qu’ils voient comme « une poignée de riches », « francs-maçons », « liés aux Forces libanaises », « payés par l’Amérique et Israël », dans le cadre d’un « complot antichiite » visant « à mettre la main sur les armes du Hezbollah ». Et pour décrire les jeunes qui tenaient le barrage du Ring, Hassan, qui a participé à la première attaque le 29 octobre, emploie des termes troublants de symétrie inversée : « Il n’y avait que des voyous drogués et alcooliques. » Vérité en deçà du Ring, erreur au-delà. Dans les ruelles de Khandak, les passants se suivent et les réponses se ressemblent, toutes ponctuées d’une même conclusion : « Ce mouvement n’est pas une révolution. »
Pour tenter d’apaiser les tensions, une marche de femmes a été organisée au début du mois. Une centaine de mères de famille d’Achrafieh ont marché le long du Ring et sont entrées dans Khandak où elles ont été accueillies par des femmes du quartier qui leur ont lancé du riz et des pétales de roses blanches devant l’œil attendri des caméras de télévision. D’aucuns se sont enthousiasmés pour ce beau symbole de réconciliation. D’autres n’ont pu s’empêcher de remarquer la fracture sociale entre deux mondes distants de quelques centaines de mètres à peine. Mais aussi la présence d’une trentaine de gaillards aux sourcils froncés venus dire que quelques fleurs ne sauraient faire taire leur colère. Ce climat délétère ferait presque oublier qu’entre Khandak el-Ghamik et la thaoura, tout avait pourtant bien commencé. Dès le 17 octobre au soir et dans les jours – voire les semaines – qui ont suivi, des jeunes du quartier sont descendus manifester. Ce sont notamment eux qui, avec des pneus brûlés et du mobilier urbain récupéré çà et là, ont érigé des barrages tout autour du centre-ville, contribuant à donner à Beyrouth une atmosphère joyeusement insurrectionnelle. On parlait alors de convergence des luttes, de dépassement des classes et des confessions; on se plaisait à imaginer que les chabeb seraient les Gavroche de cette révolution, et la mal-nommée motocyclette son emblème. Pourquoi n’en a-t-il pas été ainsi? Pourquoi la belle idylle est-elle mort-née ? Pourquoi le pont a-t-il été brisé et les deux côtés du Ring semblent-elles aujourd’hui plus éloignées que jamais?
À en croire les analystes, la responsabilité du hiatus incomberait aux leaders d’Amal et du Hezbollah qui auraient monté leurs partisans contre la révolution afin de les garder dans leur giron et de ne pas remettre en cause un système corrompu qui leur profite. Très tôt, les leaders des deux partis chiites ont en effet exprimé leur défiance contre le soulèvement populaire. Dans plusieurs de ses discours, Hassan Nasrallah s’est montré suspicieux à l’égard de ce qu’il a nommé le « hirak » – refusant de l’appeler révolution – et laissant entendre que le mouvement pourrait être l’œuvre d’une main étrangère. À Khandak el-Ghamik, où les partis chiites sont très influents, on ne compte pas les drapeaux flottant aux balcons, plus souvent verts que jaunes. « Depuis la guerre, le quartier est un des principaux bastions d’Amal dans Beyrouth », confirme Youssef Kabalan, responsable local du mouvement fondé par l’imam Moussa Sadr et dirigé par Nabih Berry, dont les portraits se retrouvent partout sur les murs extérieurs ou intérieurs des bâtiments. S’il semble évident que la logique partisane a joué un rôle, on aurait tort d’imaginer que ceux qui ont quitté la place ou ceux qui ont fait le coup de poing se sont contentés d’obéir à des ordres, comme cela a souvent été affirmé dans les médias.
(Pour mémoire : A Khandak el-Ghamik, des femmes font entendre leur voix contre la violence)
« Fier d’être chiite »
Hassan et Mohammad se connaissent sans être proches. Le premier a une vingtaine d’années, des bras gros comme des cuisses et une barbe étrange, longue et clairsemée à la fois. Il est encarté chez Amal et vient d’une famille de commerçants relativement prospères, bien établis dans le quartier. Le second a quelques années de plus et a quitté son village du Sud pour s’installer à Khandak après la guerre de 2006. Ce vendeur de rue se dit sympathisant du Hezbollah sans appartenir au parti. À son débit saccadé et à son regard qui a tendance à s’évaporer, on comprend vite que Mohammad a des problèmes d’addiction. Hassan et Mohammad assurent tous deux avoir soutenu la thaoura dans les premiers jours avant de s’y opposer. « Au début, c’était une vraie révolution contre la pauvreté, après c’est devenu un complot politique contre nous, les chiites, c’est pour ça qu’on est parti. » Sans concertation, leurs mots sont quasi identiques. Mohammad s’explique : « Tous les slogans étaient dirigés contre Bassil, Berry ou Nasrallah, jamais Hariri, Joumblatt ou Geagea. » Quand on lui rétorque que ce n’est pas ce qu’on a entendu et que tous les leaders politiques en prenaient pour leur grade, Mohammad se crispe et lance sur un ton agressif : « T’es avec eux ? » Entre le « eux » et ce « nous », le mur semble infranchissable. Son « eux » est confus et mêle tout à la fois les chrétiens, les riches qui parlent anglais et français ou encore les « Omar de Tripoli » (les sunnites) qui, à l’en croire, ne feraient la révolution que parce qu’ils sont payés pour cela. Son « nous » est en revanche très clair : il désigne la communauté chiite. Mohammad avoue qu’il n’est pas le meilleur des fidèles, mais pour autant, il ne manque jamais un discours du sayyed. « Quand il parle, quand il parle... » Le jeune homme secoue la tête, cherche ses mots et finit par les trouver. « Quand il parle, je suis fier, fier d’être chiite », crie-t-il presque en se tapant le poing contre la poitrine. À travers son geste, Mohammad raconte qu’il faudra bien plus qu’une révolution pour concurrencer le sentiment d’appartenance à une communauté longtemps marginalisée et dont les blessures et les frustrations, présentes et passées, sont susceptibles de ressurgir à la moindre occasion. À Khandak plus qu’ailleurs.
Dans la bouche de Hassan, le « nous » est également omniprésent, mais il marque surtout une appartenance au quartier. Quand il raconte les bagarres du Ring dont il dit avoir été un des meneurs, il refuse d’y voir quelque chose de politique et réduit ça à une querelle de voisinage : « Qui emprunte quotidiennement le Ring ? Nous ! Ils nous empêchaient de rentrer et de sortir, d’aller travailler. Ils peuvent peut-être se permettre de vivre sans gagner d’argent, pas nous », avance-t-il. De la même façon, il réfute totalement que des ordres aient été donnés par le parti : « On est descendu par nous-mêmes, personne ne nous a dit quoi faire. Ici, quand t’as un mec qui descend, t’en as cent qui descendent. »
En cela, Khandak obéirait moins à une logique de milice qu’à la vieille tradition de abadayes, avec des chefaillons de rue qui font régner la loi comme ils le faisaient au XIXe siècle. À en croire Youssef Kabalan, Amal aurait même des difficultés à contrôler ses jeunes partisans qui « n’ont pas fait la guerre et cherchent à prouver qu’ils sont courageux ». Pour beaucoup de chabeb de Khandak, la guerre est une obsession autant qu’un fantasme, et nombre d’entre eux, Hassan en tête, s’exhibent en tenue militaire, kalachnikov à la main sur les réseaux sociaux. Des événements de 1958 ou de 1975, Hassan ne sait pas grand-chose, en revanche il est incollable sur la guerre de juillet en 2006, sur les affrontements sunnites-chiites du 7 mai 2008 ou sur le récent conflit syrien. Et quand il raconte ses descentes sur le Ring, les coups donnés ou reçus, Hassan fait montre de lyrisme. Comme s’il s’agissait de sa guerre à lui, comme si à Khandak, dans ce décor de ruines éternelles, la guerre ne pourrait jamais finir.
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commentaires (15)
l'Allégorie de la caverne, en temps modernes.
Khalil S.
09 h 42, le 18 décembre 2019