Après s'être élancé dans la matinée du Akkar, au Liban-Nord, pour traverser toutes les places fortes de la contestation, dans un périple symbolique visant à briser les barrières géographiques entre les régions qui se sont soulevées, le "bus de la révolution" a achevé prématurément samedi soir son trajet à Saïda, les organisateurs craignant d'être pris pour cible sur leur route vers Nabatiyé.
Alors que la révolte populaire inédite contre la classe politique jugée corrompue et incompétente achève son premier mois, le trajet de ce bus a été terni par des critiques contre les organisateurs de cette initiative, accusés d'être proches des Etats-Unis, ce qu'a démenti en soirée l'ambassade US.
"Les manifestations organisées autour du 'bus de la révolution' ont confirmé la force de la révolution du peuple, de son unité et de sa solidarité. Ce bus a bâti un pont d'amour et de paix du nord au sud", indique un communiqué publié par les organisateurs dans la soirée, revenant sur les événements depuis son arrivée aux abords de Saïda.
"Il était prévu que le bus arrive au rond-point Elia à 15 heures, mais l'armée libanaise nous a stoppé à l'entrée de Saïda, alors que des informations sur la possibilité que des ennemis de la révolution puissent perpétrer des actes de subversion sont apparues", indique ce texte.
"Après deux heures d'âpres négociations, le bus et le cortège de voitures l'accompagnant sont entrés sur la place révolutionnaire d'Elia, où ils ont été accueillis par une foule dans une forme d'union sacrée sous la protection de l'armée", poursuit ce communiqué.
"Au vu des informations transmises par le commandement de l'armée sur la possibilité que le bus soit pris pour cible sur notre route en direction de Nabatiyé et de Tyr, nous avons décidé d'achever le trajet à la place Elia, à Saïda, capitale du Liban-Sud, où des révolutionnaires de Nabatiyé et de Kfar Remmané seront présents", conclut ce texte.
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L'ambassade US dément les accusations
Dans la journée, un groupe de manifestants avait fait savoir dans un communiqué que le "bus de la révolution" n'était pas le bienvenu, accusant les organisateurs d'être "affiliés à l'ambassade américaine et d'autres forces politiques corrompues". "Toi, le chauffeur du bus, avant d'arriver à Saïda, fais demi-tour", avaient conseillé ces manifestants. Un autre groupe de protestataires qui se fait appeler "Saïda se révolte" a affirmé lui aussi ne pas soutenir ce bus pour les mêmes raisons, mais a souligné qu'il ne s'opposera pas à son passage sur la voie maritime de la ville. D'autres protestataires ont toutefois exprimé leur soutien à l'initiative du bus.
Des protestataires réunis contre le "bus de la révolution" à Saïda. AFP / Mahmoud ZAYYAT
Des négociations entre les militaires et les manifestants ont eu lieu dans une ambiance tendue, alors qu'un groupe de protestataires criait : "Révolution, révolution !". "Qui a décidé que ce bus est financé par des ambassades ? C'est un vieux bus scolaire auquel nous avons eu recours", se défend l'un des manifestants au micro de la LBCI. "Nous sommes pacifistes", renchérit une autre manifestante.
Dans la soirée, l'ambassade des États-Unis au Liban a assuré samedi soir qu'elle ne finançait pas le "bus de la révolution". "Nous avons entendu les rumeurs. Non, l'ambassade US ne finance pas le 'bus de la révolution'', indique un message posté dans la soirée sur le compte Twitter de la chancellerie. "Nous soutenons le peuple libanais dans ses manifestations pacifiques et ses expressions d'unité nationale", souligne un second message.
Le périple
"Bus de la révolution", "Le Liban se révolte", "Le Akkar se révolte" : le véhicule qui peut accueillir une trentaine de passagers et qui est recouvert d'autocollants et de drapeaux libanais, est parti du Akkar en matinée, à l'initiative de jeunes manifestants issus de cette région qui souffre d'une pauvreté endémique et d'un manque d'infrastructure après avoir été longtemps négligée par l'Etat.
Un cortège de véhicules accompagnait le bus dans son périple à travers le Liban, dans un geste symbolique pour briser les barrières géographiques qui séparent traditionnellement ces régions. Assurant "ne pas se soucier des obstacles", les organisateurs disent vouloir "poursuivre leur parcours afin d'édifier un Etat de droit, juste et libre".
Après un passage à Tripoli, peu après 10h30, le "bus de la révolution" est arrivé à Batroun, d'où est originaire le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, figure largement conspuée par les manifestants qui l'accusent de corruption et d'arrogance. Il s'est ensuite rendu à Jbeil, avant de débarquer à Zouk Mosbeh, dans le Kesrouan, où des dizaines de manifestants munis de drapeaux libanais attendaient le cortège. Il s'est arrêté ensuite à Jal el-Dib en début d'après-midi, avant d'arriver dans le centre-ville de Beyrouth peu avant 13h, sous les klaxons des automobilistes. "Vous avez utilisé le bus de la division sectaire à Aïn el-Remmané, alors que nous, nous avons le bus de la révolution", lance un manifestant sur place, en faisant référence à l'attaque contre un bus transportant des Palestiniens à Aïn el-Remmané, le 13 avril 1975, et qui est considérée comme le développement qui a déclenché la guerre civile qui durera 15 ans.
Le bus est ensuite arrivé à Khaldé, où une large foule était rassemblée. La-bas, un rassemblement a également été organisé par la famille de Ala' Abou Fakhr, sur le lieu où ce père de famille a été tué par balles par un membre des services de renseignement de l'armée, mardi soir. "Nous continuons la révolution que Ala' menait au Liban", a lancé son frère, les larmes aux yeux, en se tenant aux côtés de la veuve de la victime. Le véhicule a poursuivi son périple vers Barja, avant de rejoindre Saïda.
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L'état des routes
En outre, des marches estudiantines ont eu lieu durant la journée dans les rues internes de Tripoli. Les jeunes, munis de drapeaux libanais et qui se sont rassemblés sur la place Al-Nour, réclamaient la formation d'un gouvernement "de sauvetage composé de personnes intègres".
Par ailleurs, un sit-in a été organisé devant le siège de la Confédération générale des travailleurs du Liban (CGTL). à la Corniche du Fleuve. Les manifestants se sont ensuite dirigés vers la place Riad el-Solh, au centre-ville de Beyrouth, pour réclamer des syndicats professionnels indépendants.
Parallèlement, la plupart des routes du pays étaient rouvertes à la circulation samedi, alors que de nombreux axes sont régulièrement bloqués par les manifestants depuis le début de la révolte, afin de mettre la pression sur les autorités.
Au petit matin, l'armée a ainsi rouvert les tunnels menant à l'aéroport de Beyrouth, après un bref blocage. De même au niveau de Khaldé, où des blocs en bétons et des barbelés ont été enlevés. Dans le Nord, l'autoroute de Beddaoui a été rouverte dans les deux sens, mais celle de Bohsas restait fermée.
Dans la Békaa, de nombreuses routes, fermées par les manifestants à Chtaura, Kab Elias, Zabdal, Jdita, Baouarej,Taalbaya, Saadnayel et Dahr el-Baïdar, ont été rouvertes par l'armée dans l'après-midi, à l'exception de Ghazé.
Dans le Sud, l'armée a brièvement rouvert le rond-point Elia, haut lieu de la contestation à Saïda, avant de bloquer à nouveau la circulation dans ce secteur, après un rassemblement d'une centaine d'élèves qui comptent tenir un sit-in devant les bureaux de change de la ville, appelant les habitants à les rejoindre, rapporte notre correspondant sur place Mountasser Abdallah.
Photo ANI
Le Liban est secoué depuis le 17 octobre par une contestation sans précédent contre l'ensemble d'une classe dirigeante accusée de corruption et d'incompétence dans un contexte de crise économique aiguë. La pression de la rue a poussé le Premier ministre Saad Hariri à présenter la démission de son cabinet le 29 octobre. Jeudi, le président Michel Aoun avait affirmé que le nouveau gouvernement pourrait être formé "dans les jours à venir", soulignant que les revendications des Libanais, qui manifestent par dizaines de milliers pour réclamer entre autres la lutte contre la corruption et le départ de la classe politique, feront partie des "premiers objectifs" du futur cabinet.
Dans la nuit de jeudi à vendredi, un accord entre la majorité sortante faisait émerger le nom de l'ex-ministre des Finances et richissime homme d'affaires Mohammad Safadi, 75 ans, comme candidat à la présidence du Conseil. Mais la rue a immédiatement fait entendre sa voix, rejetant cette candidature dont le sort est désormais entouré de flou. Aucune annonce officielle n'a toutefois été faite jusque-là par le président Aoun qui doit procéder, selon la Constitution, à des consultations parlementaires à l'issue desquelles il nomme le Premier ministre.
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commentaires (13)
Est ce qu'ils sont passes à Beyrouth Sud?
Eleni Caridopoulou
16 h 59, le 30 novembre 2019