Un homme armé d’une kalachnikov, et identifié par des témoins comme étant un partisan du Courant patriotique libre, tire sur des manifestants pacifiques qui tentent de couper la route à Jal el-Dib. La scène, qui s’est déroulée hier dans cette localité située au nord de Beyrouth, avait tout pour rappeler un des nombreux épisodes de la guerre civile.
Mercredi matin, au lendemain de l'interview télévisée de Michel Aoun qui a suscité la colère des protestataires, les tensions entre ces derniers et certains habitants de la région, excédés par les blocages de routes et les pneus brûlés, sont fortes. D'autant plus fortes que suite à l'interview télévisée, lors de laquelle le président a laissé entendre que ceux qui pensaient que l'Etat ne comprenait aucun homme intègre « n'avaient qu'à émigrer », les manifestants ont multiplié les blocages de routes.
A Jal el-Dib, où la contestation s'exprime fortement depuis le 17 octobre, la tension monte d'un cran, hier matin, quand les manifestants sont attaqués par une dizaine d’hommes armés de bâtons, de couteaux, de pierres et de chaînes métalliques. Puis, c'est un homme armé d'une kalachnikov, qui débarque en voiture, sort, et ouvre le feu. Arme à l'horizontal. L'homme a le temps de faire plusieurs blessés, avant d’être arrêté par les Forces de sécurité intérieure.
« Nous avons entendu des tirs, vu des gens du quartier se battre entre eux... Ma génération a revu, aujourd’hui, des images de la guerre. Nous avons peur de cette violence, de ces démons du passé », dit une habitante de Jal el-Dib, qui souhaite garder l’anonymat. Même son de cloche du côté de Ghada, 54 ans, qui dit avoir revécu les horreurs de la guerre. « Ce qui s’est passé m’a ramenée à l’année de mes huit ans. Nos voisins ont été assassinés dans la rue durant la guerre civile. J’ai échappé à la mort ce jour-là », confie cette mère de famille à L’OLJ.
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Selon des témoignages recueillis par L’Orient-Le Jour, les assaillants seraient tous des partisans du CPL, originaires de la région, qui ont décidé de rouvrir la route par la force. Ce que dément la formation aouniste.
Michael, comptable de 22 ans, a réussi à filmer l’homme armé qui a terrorisé les manifestants. Sa vidéo est devenue virale en l’espace de quelques heures. « Nous étions en train de manifester et de bloquer la route et les FSI nous ont dit que nous n’avions rien à craindre. Puis cet homme est arrivé avec son arme et il a commencé à tirer, nous ramenant en quelque sorte au temps de la guerre, raconte le jeune homme. Nous avons ensuite repéré une voiture qui distribuait, un peu plus loin, des armes aux partisans du CPL, mais il n’y a que cet homme-là qui a tiré. Ce qui est choquant, c’est que ce sont les protestataires qui ont maîtrisé le tireur. Les FSI l’ont ensuite encerclé, comme si elles cherchaient à le protéger », s’insurge le manifestant. « Cet homme a tiré sur nous puis il a essayé de cacher l’arme dans sa voiture, mais les manifestants ont réussi à le maîtriser », raconte à L’OLJ un trentenaire, sous couvert d’anonymat. « Le CPL nous avait auparavant menacés d’ouvrir la route par la force », ajoute-t-il.Peu après l’incident, les manifestants ont saccagé la voiture du tireur. Le reste des hommes armés qui l’accompagnaient se sont réfugiés dans un immeuble non loin du lieu où les heurts ont eu lieu. Ils ont été évacués par l’armée en début de soirée.
Interrogée par L’OLJ, May Khoreiche, vice-présidente du CPL, dément catégoriquement tout lien entre l’homme incriminé et sa formation. « Il n’est pas membre du parti », assure-t-elle, dénonçant ses actes. « Il s’agit d’un acte isolé », affirme Mme Khoreiche, expliquant cependant que certaines personnes sont excédées par le blocage des routes. « Nous n’avons pas l’intention d’être entraînés dans une confrontation avec la rue », poursuit la responsable du CPL.
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« Tripoli est avec vous ! »
Les protestataires de Jal el-Dib ont été rejoints en soirée par une dizaine de motards originaires de Tripoli et d’autres villes du Nord, venus manifester leur soutien. « Tripoli est avec vous ! Ils essaient de nous diviser en envoyant leurs partisans dans la rue, mais ça ne marchera pas », lance Mohammad, 22 ans, aussitôt applaudi par les manifestants. « Nous sommes partis de Tripoli il y a quelques heures et nous nous sommes rendus auprès de tous les manifestants qui se trouvaient sur notre chemin, à Jbeil, Zouk Mikaël et Nahr el-Kalb », raconte le jeune homme à L’OLJ, ajoutant avoir l’intention de continuer vers la voie express du Ring puis vers Baabda, afin de soutenir les personnes qui y manifestent. « La place al-Nour à Tripoli est ouverte à tous et nous sommes prêts à y accueillir les manifestants, si jamais le Hezbollah et le CPL les empêchent de s’exprimer », souligne Mohammad.
« C’est honteux que des Libanais s’affrontent dans la rue avec des armes, quelles que soient leurs appartenances confessionnelles. Les armes devraient être tournées vers l’ennemi israélien par exemple », souligne pour sa part Bilal, un Tripolitain de 30 ans. « Qu’on n’essaie plus de nous prendre pour des dupes. Nous sommes à l’ère des réseaux sociaux et tout se sait. Si le président de la République veut qu’on parte, qu’il nous aide à obtenir des visas », lance-t-il, en allusion aux propos du chef de l’État lors d’une interview télévisée mardi soir.
Mohammad, 27 ans, est arrivé avec le groupe de motards tripolitains. Cet étudiant en architecture fait partie des artistes qui ont dessiné, sur un mur à Tripoli, le portrait de Ala’ Abou Fakhr, cadre du Parti socialiste progressiste tombé mardi à Khaldé. « Les cris de sa femme et de son fils résonnent encore dans nos oreilles. Nous avons dépassé le confessionnalisme et, en tant qu’artistes, il est de notre devoir de lui rendre hommage », affirme Mohammad.
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commentaires (6)
"Le reste des hommes armés qui l’accompagnaient se sont réfugiés dans un immeuble non loin du lieu où les heurts ont eu lieu. Ils ont été évacués par l’armée en début de soirée." Ils "ont été évacués par l’armée"? Évacués, ai-je bien lu? Évacués et non arrêtés!
Yves Prevost
18 h 04, le 14 novembre 2019