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Idées - Commentaire

Entre révolution et contre-révolution, quel avenir pour la formule libanaise ?

Des manifestants libanais lors d’un rassemblement à Beyrouth, le 20 octobre 2019. Anwar Amro/AFP

Le formidable mouvement de contestation populaire qui agite le Liban depuis plus d’une vingtaine de jours mérite déjà, à n’en pas douter, l’appellation de « révolution » tant il incarne une remise en cause fondamentale du système confessionnel et patriarcal qui structure la vie politique et sociale du pays depuis la proclamation du projet libanais, il y a cent ans (1920).

À travers le slogan « Tous signifie tous », la jeunesse libanaise descendue dans la rue ne vise pas uniquement à « dégager », pour reprendre un terme en vogue ces dernières années, les zaïms et affairistes sans scrupules qui ont imposé le règne de corruption transcommunautaire généralisée aux dépens de la grande majorité du peuple, mais à changer le système lui-même. En affichant une unité qui transcende des clivages jusque-là indépassables, en remettant à plat, à travers ses slogans et ses multiples agoras spontanées, la plupart des paramètres sociaux, politiques et culturels qui ont jusque-là contrecarré l’émergence d’une véritable nation, cette génération cherche désespérément à se reconstruire et faire revivre son appartenance commune.


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Formule pervertie

Telle était paradoxalement l’ambition originelle des pères de la formule libanaise. Depuis la première Constitution de 1926 (portée par Michel Chiha) jusqu’à la seconde Constitution de 1989 en passant par le pacte national des pères de l’indépendance de 1943, le confessionnalisme politique visait à assurer la paix civile, le dialogue et l’association constructive entre les minorités et non le repli identitaire. En outre, jusqu’à la guerre civile de 1975, ce système politique institutionnel n’a pas empêché totalement la structuration de la vie politique et parlementaire autour de clivages idéologiques transcommunautaires (par exemple entre le Destour et le Bloc national, puis entre le Nahj et le Helf).

Néanmoins, la pratique du confessionnalisme politique montrait de plus en plus ses limites, tant au niveau extérieur, en favorisant des alliances transfrontalières et régionales porteuses de nouvelles divisions, qu’au niveau interne, avec l’exclusion politique et sociale d’une partie de la population et la perpétuation des tensions communautaires. Cela avait conduit le président Fouad Chéhab, arrivé au pouvoir après les événements de 1958, à entreprendre des réformes institutionnelles et à tenter d’édifier un État moderne, en espérant faire émerger un sentiment d’appartenance nationale au-delà des communautés. Son respect profond de la Constitution, l’opposition farouche des « fromagistes » (les politiciens) et les structures profondément patriarcales de la société libanaise eurent cependant raison de cette entreprise.

Cette parenthèse réformiste a ensuite été définitivement refermée par l’affluence massive militaire palestinienne et la guerre civile. Et alors que l’accord de Taëf (1989), conclu pour mettre fin à cette guerre, prévoyait une disparition progressive du confessionnalisme, ses dispositions ont immédiatement été détournées et perverties par la tutelle syrienne et la nouvelle pratique du pouvoir des chefs de milice reconvertis en hommes politiques et d’affaires. Cela afin de perpétuer et exacerber un système communautaire qui leur offrait à tous une parfaite immunité.

Face à ce détournement, il peut être tentant de contenir ces dérives politiques, affairistes et identitaires en revenant à l’esprit et à la lettre de la formule libanaise originelle. Un tel espoir me semble désormais vain, compte tenu de la rupture profonde que portent les aspirations de cette nouvelle génération qui se mobilise aujourd’hui en masse et de manière déterminée. La condition du succès ultime de cette révolution ne fait donc guère de doute : si le peuple libanais est un, cela implique nécessairement que la société civile remplace à terme le pouvoir communautaire et cela sans ambivalence douteuse, les deux ne pouvant pas coexister : on ne peut en même temps fédérer les gens et les différencier sans cesse.


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Spectre contre-révolutionnaire

Pour autant, il serait illusoire de présager un effondrement soudain et radical du système. Après deux semaines de contestation, la révolution libanaise est déjà à un tournant : si elle ne parvient pas à s’organiser et à se structurer à temps, elle risque, comme tant d’autres avant elle, d’être violemment matée ou étouffée petit à petit. Les forces contre-révolutionnaires sont toujours là, barricadées et à l’affût pour tenter de conserver leurs acquis. L’histoire libanaise le montre : qu’elles aient été entreprises par l’État (comme lors de l’expérience chéhabiste) ou par la société civile (comme lors du printemps libanais de 2005), les précédentes tentatives de remise en cause du système ont jusque-là échoué. À chaque fois, la contre-révolution l’a emporté car les Libanais n’ont pas pu se retrouver et s’entendre sur un projet viable, basé sur la citoyenneté.

Il est donc vital de faire fructifier les acquis déjà engrangés par le mouvement en en pérennisant les conclusions et en créant les conditions de ce dialogue politique et transcommunautaire dans la période de transition démocratique qui s’ouvre et que les responsables libanais doivent eux-mêmes assumer et encourager plutôt que de les suspecter et de les brimer. Tôt ou tard, il faudra reconnaître et faire triompher cette identité nationale transcommunautaire qui est la raison d’être du Liban. Certes, la dimension religieuse constitue l’un de ses paramètres identitaires principaux, mais ce n’est pas le seul. La révolution a prouvé que les Libanais sont les mêmes partout, avec le même humour, la même créativité, la même générosité et que la plupart partagent des valeurs communes basées sur le pacifisme, le civisme, le respect des libertés individuelles ou le dialogue des cultures. Il appartient donc désormais à cette génération de trouver les outils et moyens qui permettront de consolider ses valeurs et son unité. C’est à cette condition que le Liban ne ratera pas son rendez-vous avec son avenir : l’instauration d’une démocratie complète et définitive plutôt que la perpétuation d’une démocratie provisoire et hybride qui clive et ne fait que retarder les solutions impossibles et l’explosion inévitable.

Par Bahjat RIZK
Avocat et écrivain. Dernier ouvrage : « Les paramètres d’Hérodote » (éditions L’Orient-Le Jour, 2009).


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commentaires (4)

Je pense que l'unité dont on parle est un peu l'unité du 'mécontentement', les manifestants sont en train de se plaindre et sont unis dans la plainte. Mais une fois pour des solutions ou des initiatives de ce qu'il faut changer alors, ce n'est pas clair que les manifestants seront encore unis.

Stes David

21 h 57, le 10 novembre 2019

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Commentaires (4)

  • Je pense que l'unité dont on parle est un peu l'unité du 'mécontentement', les manifestants sont en train de se plaindre et sont unis dans la plainte. Mais une fois pour des solutions ou des initiatives de ce qu'il faut changer alors, ce n'est pas clair que les manifestants seront encore unis.

    Stes David

    21 h 57, le 10 novembre 2019

  • Alors que les slogans révolutionnaires résonnent comme une claque sur la classe politique, un ancien chef milicien ne manque pas une occasion pour faire l’une et l’autre déclaration, comme si l’essoufflement des jeunes s’annonce bientôt pour reprendre du service comme si de rien n’était. IL n’est pas le seul, certes, mais il fera mieux de se taire, quand on connaît le passé de chacun d’eux.................................... C.F.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    12 h 27, le 10 novembre 2019

  • Une révolution pacifique n'est pas une vraie révolution , surtout avec cette cacophonie qui se veut être une symphonie . Ce sont des révoltes sans sillon profond .

    Chucri Abboud

    11 h 28, le 10 novembre 2019

  • bravo !!

    Bery tus

    07 h 07, le 10 novembre 2019

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