Le recouvrement des avoirs volés devient un slogan largement partagé par le peuple en révolte et désormais certains partis politiques, qui réclament tous, à cor et à cri, la poursuite des criminels et l’adoption de lois spécifiques. Des poursuites judiciaires commencent enfin à être engagées et des propositions de loi ont été mises en urgence à l’ordre du jour du Parlement cette semaine. Sous la pression de la rue, la volonté politique est donc enfin au rendez-vous. Mais il faut d’emblée prendre garde à ce que cette précipitation n’aboutisse in fine qu’à des non-lieux ou à des solutions bancales, faute de préparation suffisante. Surtout, ces mesures sont-elles à même de répondre aux attentes des Libanais ou, mieux, aux besoins réels en réformes du pays ?
Car la corruption est systémique et multiforme : loin d’être simplement le fait de quelques individus, elle forme un système d’opération bien rodé par lequel les citoyens se voient transformés en sujets de chefs oligarchiques, qui se partagent les biens et les services publics (particulièrement les emplois et marchés publics) tout en les redistribuant à leurs clientèles politiques et confessionnelles. Ces dernières se trouvent ainsi instrumentalisées dans ce partage corrompu du pouvoir qu’est devenu le système politique libanais.
Mesures d’urgence
Le combat contre la corruption valait donc bien à lui seul une révolution et des mesures d’urgence s’imposent. Les premières qui viennent à l’esprit sont donc les poursuites en justice. Pour cela, nul besoin de grandes mesures législatives répressives. Les actes de corruption sont effets pénalisés au Liban depuis longtemps par de multiples dispositions du code pénal ou des textes spéciaux (les premiers remontant à 1943). En voici quelques exemples : la corruption propre, le trafic d’influence, le détournement de fonds publics, la concussion, les abus d’autorité et les manquements aux devoirs de la fonction, l’enrichissement illicite, les paiements en dépassement des budgets alloués... Ces délits couvrent un très large éventail d’actes d’agents publics – élus ou fonctionnaires – et peuvent tous constituer des bases légales suffisantes pour que des poursuites soient engagées.
La réalité est, hélas, tout autre : dans les rares cas où des poursuites ont été engagées, celles-ci n’ont concerné que des responsables administratifs ou politiques de petite envergure, à l’exception de quelques cas de « bouc émissaire » ou de règlement de comptes. Les obstacles sont donc multiples, et pour les surmonter, des mesures d’urgence s’imposent.
Compte tenu de l’arsenal juridique existant, l’action législative devrait porter en priorité sur la loi de 1953 sur l’enrichissement illicite et le système de déclaration d’avoirs des agents publics. Une refonte de cette loi, nécessaire compte tenu de l’ancienneté et des failles du texte, a été complétée en 2017 par la commission de l’Administration et de la Justice. Le Parlement devrait donc discuter en priorité cette nouvelle mouture, en la considérant comme une base de travail dans laquelle seraient intégrées les dispositions pertinentes contenues dans d’autres textes actuellement soumis à son examen – comme les propositions de loi relatives au recouvrement des biens volés ou celle relative à la levée du secret bancaire des agents publics – qui me semblent incomplets, sinon défaillants, s’ils venaient à être adoptés hors de ce nouveau cadre législatif.
En attendant la réforme institutionnelle fondamentale du pouvoir judiciaire, qui risque de tarder, il est en outre nécessaire de renforcer dès à présent l’efficacité des tribunaux en veillant à ce que des magistrats reconnus pour leur probité bénéficient des nominations et permutations aux postes-clés. Il faudra par ailleurs mesurer sagement les avantages et les inconvénients que comporte la mise en place d’une nouvelle juridiction d’exception, en l’espèce la cour spéciale contre la corruption telle qu’envisagée dans la proposition de loi actuellement soumise au Parlement.
L’adoption de la loi créant l’instance nationale indépendante de combat contre la corruption constitue une autre mesure à prendre d’urgence. Cette nouvelle autorité devra constituer un pilier fondamental pour compléter les défaillances institutionnelles des systèmes de contrôle en place, particulièrement pour instruire les plaintes reçues des citoyens, protéger les lanceurs d’alerte et veiller à la bonne application de la nouvelle loi sur la déclaration d’avoirs et l’enrichissement illicite.
Feuille de route
Une fois ces mesures d’urgence adoptées, l’action à moyen et long terme pourrait être engagée sur la base de la feuille de route tracée par la stratégie nationale de lutte contre la corruption élaborée cette année, après un long travail d’experts locaux et internationaux. Elle repose sur deux piliers principaux : la prévention et la responsabilisation.
La prévention est basée principalement sur la transparence des actes de l’administration (au sens large) ; l’organisation de l’administration ; l’établissement des règles strictes de conflit d’intérêts ; la réforme des lois relatives aux marchés publics ; et la simplification et la numérisation des transactions administratives.
La responsabilisation devra, elle, être basée sur un système de contrôle et de sanction efficace et intégré, afin que le coût pour le corrompu devienne bien supérieur à ce qu’il en retire. Il s’agira particulièrement de limiter les obstacles juridiques entravant les poursuites des grands agents de l’État, particulièrement les députés et ministres; de renforcer l’efficacité des institutions – politiques, judiciaires, disciplinaires et administratives – de contrôle et de responsabilisation, lesquelles sont imparfaites ou inefficaces pour de multiples raisons.
La lutte contre la corruption évoque d’une certaine manière cette historiette impliquant le très populaire personnage de Geha : un soir, alors qu’il recherchait un objet perdu sous un réverbère, Geha croisa un passant qui lui demanda où il l’avait égaré. « Plus loin, là-bas dans les broussailles », répondit Geha. « Mais pourquoi le recherches-tu donc ici ? » s’étonna le passant, avant de se voir rétorquer : « Ici, c’est plus facile, il y a la lumière ! » Morale de l’histoire : les mesures qui semblent être les plus faciles (ou les plus populaires) ne sont pas toujours les meilleures solutions aux problèmes les plus complexes, même si ces dernières réclament plus de temps ou plus d’efforts.
Par Ghassan MOUKHEIBER
Avocat et ancien député. Coordinateur du groupe des parlementaires contre la corruption.
commentaires (6)
Est que les citoyens libanais peuvent porter plainte contre leurs gouverneurs auprès des tribunaux étrangers tels que Human Rights Watch ou autres? Si oui comment procéder?
Sissi zayyat
15 h 48, le 11 novembre 2019