Photo d’illustration : Deux libanaises se tiennent la main lors de la chaîne humaine qui a traversé le pays le 27 octobre 2019. Archives AFP
Il s’est produit quelque chose d’étrange, la semaine dernière, tandis que j’essayais de convaincre Malak Alaywe Herz, la femme au coup de pied devenue icône de la révolution, d’accorder un entretien à L’Orient-Le Jour. Je commençais à être à court d’arguments quand, soudain, un vieil autobus s’est garé juste derrière elle. J’ai dû faire une drôle de tête car elle m’a demandé si tout allait bien. Je lui ai expliqué que depuis cinq ans, j’écrivais un livre sur le bus de Aïn el-Remmaneh dont le mitraillage est à l’origine de la guerre civile de 1975, et qu’en voyant un Fargo Dodge presque similaire, j’avais l’impression de me trouver nez à nez avec un fantôme. Elle a fixé le véhicule et m’a dit : « Ça c’est un symbole, pas moi ! » Du tac au tac, j’ai répondu : « Vous êtes tous les deux des symboles, lui du début de la guerre, toi de la fin. » Elle a souri et m’a demandé ce que j’attendais pour démarrer l’interview.
« La fin de la guerre » : j’ai prononcé ces mots sans y penser, tout simplement parce qu’ils sonnaient bien et se prêtaient aux circonstances. Peut-être parce que j’avais envie d’y croire. Et qu’ils flottaient dans l’air de ce soulèvement automnal. Dans tout le pays, nombreux sont les Libanais qui, comme moi, répètent à tue-tête que la guerre est finie, enfin. Dès le deuxième jour de contestation, sur la place Riad el-Solh, on pouvait voir une pancarte représentant une pierre tombale avec l’inscription : Guerre du Liban, 13 avril 1975-17 octobre 2019. Cette idée s’est imposée très vite car elle répond à une autre idée, tout aussi répandue : la guerre civile n’était jusque-là pas vraiment terminée. Le 22 octobre, personne n’a d’ailleurs songé à allumer une bougie pour célébrer les 30 ans des accords de Taëf. Si le conflit ne trouve pas de point final, c’est qu’il s’est terminé en eau de boudin, par épuisement mutuel, avec plus de vaincus que de vainqueurs, sans horizon collectif et sans personne pour dire : l’histoire est telle et ne se discute pas. Les principaux chefs miliciens ont été amnistiés, beaucoup d’entre eux sont encore au pouvoir et cela n’est pas pour rien dans l’amnésie collective, la perpétuation du sectarisme et la paralysie généralisée qui reflètent une triple peur : la peur de la vérité historique, la peur de l’autre et, plus que tout, la peur que la guerre recommence, ce chiffon rouge et sale au nom duquel les Libanais ont longtemps tout accepté.
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Changement de génération
Un argument pourrait expliquer qu’après trente ans, le verrou de la peur saute enfin : le changement de génération. Comme l’ont souligné de nombreux observateurs, ce mouvement est porté par des jeunes qui n’ont pas connu la guerre.
Dans le tumulte, un autre anniversaire est passé inaperçu : celui de l’assassinat de Dany Chamoun, le 21 octobre 1990. J’y pense car, ce jour-là, un ancien combattant qui m’a été d’une aide précieuse pour mes recherches sur le bus a partagé sur les réseaux sociaux une photo de son leader et frère d’armes avec comme légende : « Nous n’oublierons jamais ! » J’ai soupiré en disant à l’amie avec qui je me trouvais qu’il fallait être enfermé dans le passé pour penser à Dany Chamoun à l’heure où le Liban entier s’embrasait. Mon amie m’a demandé qui était ce Dany. Je crois que si je lui avais dit qu’il était le capitaine d’une équipe de hockey sur gazon nommée Ahrar, elle aurait acquiescé avec une même indifférence. Née après 1990, cette jeune femme, mobilisée depuis le premier jour dans la contestation, aspire à un Liban plus juste et moins sclérosé, un Liban où il y aurait des services publics et de l’emploi, où l’on pourrait se marier civilement et où les dirigeants ne seraient pas une vieille clique d’héritiers ou de corrompus. L’histoire du pays, mon amie ne la connaît pas. D’aucuns pourraient déplorer son ignorance et s’inquiéter qu’elle et ceux de son âge reproduisent les erreurs d’hier. Mais elle n’a pas non plus hérité des haines et des rancœurs de ses aînés : dans son esprit, « Ouest » et « Est » restent des points cardinaux, non des marqueurs confessionnels. Plus intéressant encore, les lignes bougent même chez ceux qui ont pris part à la guerre. Au sit-in de Jal el-Dib, on trouvait de nombreux sympathisants des Forces libanaises et des Kataëb, mais la plupart insistaient pour dire qu’ils étaient là en indépendants. Les seuls symboles affichés étaient le drapeau libanais et, dans une moindre mesure, celui de l’armée. Un ancien combattant phalangiste, bien accroché à sa chaise en plastique, expliquait qu’il avait enlevé son pin’s du parti et qu’il ne le remettrait plus pour ne pas faire de l’ombre à la « thaoura ». Avec émotion, un jeune père de famille, jusque-là encarté FL, assurait de son côté qu’il ne voterait plus jamais pour un parti confessionnel, qu’il se sentait désormais pleinement libanais et qu’il avait d’ailleurs prévu de réaliser un de ses rêves dans les jours à venir : visiter Tripoli pour la première fois. Il ne s’agit certes que de mots et de petits gestes mais leur adhésion au récit révolutionnaire semble offrir à ces hommes une alternative pour sortir de leur carcan identitaire. Ils n’en restent pas moins lucides sur leurs propre limites. Et le militant FL de confier qu’il préférait ne pas se rendre à Riad el-Solh de crainte d’entendre des insultes contre son parti : « Ça risque de me blesser, je vais penser aux martyrs... »
Les contours d’un « nous » d’après-guerre
Esquiver ou se confronter ? Il y a quelques jours, sur le barrage dit du Ring, une dispute a justement éclaté entre un jeune militant de gauche et un groupe lié aux Forces libanaises. Le premier est venu voir les seconds en hurlant que les fascistes devaient dégager et il a entonné le slogan de la révolution : « Tous, c’est-à-dire tous, Geagea est l’un d’entre eux. » Le groupe a refusé de partir et a répondu par des slogans. Après dix minutes d’éclats de voix, de menaces et de noms d’oiseaux, la pression a fini par retomber et tout le monde s’est retrouvé à chanter ensemble : « Tous, c’est à dire tous » ; la bagarre annoncée n’a pas eu lieu. Paradoxalement, cette cacophonie m’a donné le sentiment – peut-être trompeur – que quelque chose était en train de naître. Comme si ce type de dialogues de sourds était en fait l’amorce d’une discussion visant à définir, par l’affrontement verbal, les contours de ce que pourrait être un « nous » d’après-guerre, qui dépasserait les clochers d’antan.
Néanmoins, le combat est loin d’être gagné. On aurait tort de réduire les nombreux Libanais qui ne sont pas descendus dans la rue à des réacs grincheux, terrorisés à l’idée que la vague révolutionnaire les engloutisse. Pour beaucoup d’entre eux, la mémoire de la guerre reste trop vive. Certains ont peur du chaos, des manipulations étrangères ou des nouvelles fractures que le mouvement pourrait creuser. D’autres ne parviennent pas à dépasser les clivages partisans. « Je ne pourrais jamais manifester avec des gens qui ont soutenu Israël, c’est plus fort que moi », rapportait un ancien communiste qui semblait s’en vouloir de ne pas participer au mouvement. Au-delà des doutes et des ressentis de chacun, les attaques ciblées contre les sit-in, à Beyrouth et en province, sont venues rappeler que les structures miliciennes n’avaient pas disparu du jour au lendemain. Et si l’élan révolutionnaire a permis à bien des Libanais de faire un pas en avant (ou au moins de côté), la nouvelle donne est précaire et certains pourraient vite faire machine arrière quand des tensions internes apparaîtront.
Il est encore trop tôt pour affirmer que la page de la guerre civile est définitivement tournée. Néanmoins, l’espoir est permis. Car en remettant en cause le confessionnalisme, la corruption et les inégalités sociales, les protestataires ne s’attaquent pas seulement aux conséquences de la guerre de 1975, mais aussi à ses racines. Depuis la création du Liban, toutes les tentatives pour établir une nation sont venues de dehors ou d’en haut, de puissances étrangères ou de notables communautaires : ce fut le cas en 1920, en 1932, en 1943 ou en 1989. Pour la première fois de l’histoire, c’est par le bas que les Libanais tentent de se constituer en peuple et de faire nation. Et c’est ce qui rend ce mouvement né le 17 octobre si beau, si fort et si vulnérable à la fois.
Par Marwan CHAHINE
Journaliste et écrivain
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commentaires (7)
je ne pense pas que la page de la guerre civile est tournée , je vois avec tristesse que le Hezbollah veut la guerre civile
Eleni Caridopoulou
18 h 10, le 27 novembre 2019