Le Liban est confronté, depuis plusieurs années, à une grave crise économique qui s’est notamment traduite par une explosion de la dette souveraine et du déficit de la balance des paiements, ainsi qu’une dégradation continue de l’activité économique, de l’investissement et de l’emploi. Cela s’est naturellement traduit par une précarisation croissante d’une large partie de la population, à l’origine de la révolte populaire qui a éclaté le 18 octobre dernier.
Face à cette crise et à la contestation sociale, la réponse des pouvoirs publics a jusque-là consisté en un ensemble de mesures que l’on peut regrouper en trois axes : des économies budgétaires pour réduire le déficit, des programmes de développement et la privatisation de certains services publics. Or, chacun de ces axes s’avère problématique au regard de la situation actuelle. D’abord, la politique d’austérité et les économies budgétaires envisagées ne peuvent qu’exacerber la récession en compressant davantage les revenus des agents économiques, dès lors qu’elles ne sont pas accompagnées de compensations (investissements publics et/ou privés, financement de la production et de la consommation durable…) d’un montant au moins équivalent. Ensuite, les effets bénéfiques des projets d’investissement prévus dans le programme issu de la conférence CEDRE ou le plan McKinsey ne se feraient sentir qu’à moyen et long terme et ne permettraient donc pas d’assurer une relance immédiate de l’activité, idem pour les recettes potentielles que pourrait générer l’exploitation d’hydrocarbures). De même, les ressources de la privatisation pourraient au mieux réduire la dette publique mais certainement pas permettre une relance de l’économie.
Enfin, cette politique présente deux autres écueils majeurs. D’une part, elle se concentre essentiellement sur le secteur public et semble ignorer l’activité du secteur privé. Or, la reprise de l’économie et l’amélioration du budget de l’État ne peuvent qu’être le résultat de la prospérité retrouvée des entreprises, et non le contraire. Surtout, cette réforme ne s’attaque pas à l’une des causes majeures du marasme économique actuel : le niveau très élevé des taux d’intérêt consentis par l’État libanais à ses créanciers (essentiellement les banques locales) à partir des années 1990, qui ont généré un effet d’éviction sur les entreprises privées en renchérissant le coût de leur financement et en les dissuadant d’investir. Si la Banque centrale a tenté depuis les années 2000 de limiter cet effet pervers – notamment à travers des prêts bonifiés à certains secteurs –, elle n’a pu que retarder la crise sans la conjurer. Aucune relance de l’économie, de l’investissement et de l’emploi n’est donc possible avant une normalisation des taux d’intérêt.
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« Cercle vertueux »
Or, dans la situation présente, cette normalisation s’avère impossible vu les besoins énormes en devises du pays pour maintenir à flot sa balance des paiements. Elle ne doit donc pas être envisagée par les moyens conventionnels, mais à travers la mise en place d’un « cercle vertueux » à même de restaurer à court terme la croissance de l’économie réelle. Une telle politique de relance porterait principalement sur quatre grands axes.
D’abord, la restauration de la productivité, fortement entamée par la crise de la demande et la fermeture accélérée des entreprises. Cela passerait principalement par l’abrogation de la législation handicapant les fusions/acquisitions (notamment via l’obligation d’un quitus de la CNSS ou l’imposition d’une taxe sur la plus-value de l’actif au moment de la réévaluation nécessaire pour entreprendre une fusion) afin de faciliter les transferts de technologie, les économies d’échelle et l’accès aux marchés extérieurs.
Ensuite, la mise en œuvre de politiques visant à soutenir la demande des agents, qui ont de plus en plus tendance à conserver leurs liquidités et différer leurs investissements en raison du ralentissement de l’activité et de leurs anticipations négatives pour l’avenir. Ce soutien passerait notamment par le soutien de l’économie productive, la rationalisation de la politique fiscale, la consolidation de la démocratie et de l’État de droit.
Un autre axe essentiel est la réduction du déséquilibre abyssal du commerce extérieur, source d’une lourde perte d’emplois et une saignée permanente de devises, à travers la dénonciation de certains accords léonins contactés à partir de l’an 2000 (comme l’accord d’association avec l’UE de 2002).
Enfin, la relance de l’économie passe nécessairement par une réduction de l’éventail des revenus. Cela répond non seulement à une obligation sociale, mais présente aussi un réel avantage économique dans la mesure où les dépenses des bas salaires sont davantage orientées vers la consommation et l’économie locale que celles des revenus élevés. Il est donc indispensable de revoir en profondeur le système fiscal actuel, notamment à travers une limitation des impôts indirects, principalement la TVA qui devrait retourner à 10 % et la compensation par l’impôt progressif sur les revenus.
Parallèlement à ces quatre grands axes de réforme économique, deux autres dispositions politiques sont indispensables pour assurer la mise en route d’un cercle vertueux. D’une part, la création d’une autorité indépendante de gestion de la dette publique, dans la mesure où c’est cette dernière qui est à l’origine de l’économie de rente ayant précipité le pays dans une crise sans précédent. Et, d’autre part, la garantie d’une véritable indépendance du pouvoir judiciaire, notamment parce que c’est une condition sine qua non pour tout investissement étranger.
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Interaction
Pour comprendre les effets positifs de l’adoption simultanée de ces mesures, il faut comprendre que leurs effets iront bien au-delà de l’objet initial de chacune d’elles. C’est en effet leur interaction au sein du circuit économique qui permettra de générer le « cercle vertueux » à même d’assurer une relance durable de l’économie. Ainsi, la mise en œuvre de cette politique de relance, une fois comprise par les agents de production, devrait se traduire par des anticipations favorables de leur part et une augmentation de la demande et des investissements (notamment étrangers) dans les secteurs productifs ; puis, in fine, par une hausse de la croissance. Celle-ci devrait ensuite permettre une augmentation de l’emploi ; puis, à terme, des salaires, avec l’effet positif qu’on imagine sur l’éventail des revenus, le ralentissement de la fuite des cerveaux, la productivité (avec une conséquence directe au niveau de la balance commerciale) et la réduction de la pauvreté. Enfin, l’amélioration constante des facteurs de production se répercutera favorablement sur la profitabilité des entreprises, dont dépendent les recettes de l’État, l’équilibre budgétaire et la stabilisation de la dette.
Afin de permettre à l’économie libanaise de sortir de l’ornière et répondre efficacement aux causes de la contestation, c’est donc une tout autre approche de la réforme économique, fondée sur la relance de la demande et de l’activité, qui devrait guider l’action du prochain gouvernement.
Par Roger E. KHAYAT
Conseiller économique auprès de la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture de Beyrouth et du Mont-Liban. Ancien président de la commission des politiques économiques du Conseil économique et social.
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J'aurais aimé lui demander son avis sur le fait de rendre le taux de change flottant plutot que résolument fixé comme il l'est...
10 h 34, le 10 novembre 2019