Lors d'un des multiples débats organisés dans le centre-ville de Beyrouth ces derniers jours. Photo Marwan Assaf
Près de deux semaines après le début de l’intifada libanaise, l’anxiété rivalise avec l’espoir. Alors que des questions demeurent sur les conséquences de la démission, cette semaine, du gouvernement de Saad Hariri quant à l’amorce d’un véritable processus de transformation politique ; que la peur du chaos, alimentée par les partis politiques au pouvoir et les attaques perpétrées cette semaine contre les sit-in, dissuadent encore, de manière fort compréhensible, de nombreux Libanais de descendre dans la rue ; l’absence d’un « leader » à même de conduire le mouvement taraude les esprits de nombre d’observateurs.
Conte de fées
« Avez-vous un nom ? » « Qui est-ce ? » « Donnez-moi juste un nom… » Telles sont les questions auxquelles, en tant que militante bien identifiée, je n’ai cessé d’être confrontée ces derniers jours. Si ce besoin de réconfort, incarné par la figure du sauveur ou de l’homme providentiel, est parfaitement compréhensible, il me semble néanmoins qu’il traduit quelque chose de préoccupant tant sur la nature de nos espoirs que sur la manière dont nous construisons notre perception de cette période de transition. Car ce désir ardent de trouver un sauveur renvoie d’une certaine manière aux contes de fées et aux histoires de prince charmant arrachant la princesse des griffes de sa méchante belle-mère. Or, dans la vraie vie, ce genre de noces, a fortiori si elles sont conclues dans la foulée du premier coup de foudre, se finit rarement par un « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Combien de révolutions ont vu leur héraut se transformer en nouveau tyran ? Est-il raisonnable de remettre l’avenir du soulèvement entre les mains d’une seule figure pouvant potentiellement négocier en son nom, mais pas nécessairement à son profit ? Est-ce à dire que nous devrions pour autant renoncer à toute possibilité de leadership et continuer à accepter la loi de la mafia ? Certainement pas.
L’heure est plus que jamais à l’espoir : si les manifestants ont parfois dû payer un lourd tribut, en témoignent les violences et passages à tabac subis cette semaine dans plusieurs régions du pays, ils ont déjà remporté une victoire massive. Ces derniers jours, le peuple s’est uni autour de la revendication d’une vie digne et la prise de conscience qu’elle ne pourra être obtenue autrement que par un processus de transformation politique. Du chauffeur de « service » me ramenant des manifestations, aux gardes avec qui j’échange chaque matin, en passant par cette dame qui partageait son parapluie sous la pluie battante, les chants des étudiants au coin de la place des Martyrs ou encore les nombreuses personnes m’interpellant dans la rue pour demander à adhérer à Beirut Madinati, chacun sent bien que la crise économique profonde que subit le pays ne constitue pas qu’un problème « technique ». Et, une fois n’est pas coutume, cette prise de conscience ne s’arrête pas aux portes de Beyrouth : de Nabatiyé à Halba, en passant par Baalbeck, Tyr et Tripoli, tous comprennent qu’il s’agit avant tout d’un problème « politique ». Un problème qui afflige le pays depuis des décennies, qui pousse la plupart des citoyens à accepter que leurs vies soient structurées par les enjeux confessionnels et à prêter allégeance aux dirigeants communautaires. Ce problème, ni le FMI – qui n’en a guère réglé jusque-là – ni même une équipe de « technocrates » venus des quatre coins du monde ne seront à même de le résoudre. Seul un processus de transformation politique radical et laïc pourrait y parvenir, et c’est justement ce que la plupart des manifestants demandent.
Organiser la transition
Mais la bataille n’est pas encore gagnée. Pour que ce momentum se traduise en un changement réel, il est nécessaire d’envisager le processus de transition. Il ne fait aucun doute que nous devrons rester mobilisés et actifs sur le terrain car c’est la seule façon de faire basculer l’équilibre du pouvoir. C’est la première leçon de toute transformation politique : elle peut impliquer la désobéissance civile, une action directe et des stratégies imaginatives sur le terrain. Elle nécessite une expertise locale, des débats politiques décentralisés, des sessions d’enseignement, des discussions partagées, des forums publics, des réflexions dans des groupes fermés, etc. De plus, une structure équivalant à l’Instance de vérité et de dignité tunisienne devra être mise en place pour enquêter sur les vols et les crimes commis par la classe dirigeante.
Cette période de transition permettra à la diaspora libanaise de croire à nouveau dans le pays et d’investir dans ses ressources, de reconnaître que des maux enracinés depuis si longtemps dans une société ne peuvent être effacés du jour au lendemain et que la corruption s’est répandue dans presque tous les milieux sociaux. Cela implique que nous revoyions notre stratégie car si la pression de la rue est nécessaire pour changer les choses, le moment viendra où il faudra trouver d’autres formes de mobilisation. Cette période devrait nous permettre d’imaginer les modalités de cette transformation, non seulement en termes de leadership – une donnée, certes, importante –, mais aussi, et surtout, dans notre vie quotidienne. Comment enseignerons-nous différemment ? Que consommerons-nous ? En quoi nos devoirs civiques seront-ils différents ? Comment réagir lorsque notre fille veut épouser quelqu’un d’une autre religion ou que notre fils veut sortir avec un autre garçon ? Comment assumerons-nous notre responsabilité vis-à-vis des enfants qui dorment sur le trottoir ? Et bien plus encore.
La classe politique corrompue et incompétente actuellement au pouvoir finira bien par céder. J’ai l’intime conviction qu’une société qui a fait preuve de tant de résilience et de détermination au cours des dernières années peut gagner ce combat et que le temps du changement est venu. Le défi aujourd’hui est de savoir passer de ce momentum à un engagement citoyen actif sur le long terme. La victoire complète de l’intifada libanaise en dépend.
Par Mona FAWAZ
Professeure en urbanisme à l’Université américaine de Beyrouth et membre de Beirut Madinati.
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commentaires (6)
Dans l'histoire de ce petit lopin de bout de terre dans le maraicher du bon Dieu il y a eu des révoltes toujours inspirées par cet volonté de liberté et de créativité qui a pousser les habitants à s'y réfugier. Leurs religion etait le liberté. De Fakhreddine, à beikaram, aux martyrs de la tyrannie ottomane,aux martyrs de l'armée libanaise contre l'armée d'Israël, aux martyrs du peuple contre les milices palestiniennes et contre l'armée syrienne, à bachir, à hariri, a tueini et wissam, etc... Cette révolution d'aujourd'hui verra son leader sortir de ses rangs malgré la corruption dune classe politique ancestrale. Attendez voir
Wlek Sanferlou
14 h 29, le 03 novembre 2019