Les manifestants dans le centre-ville de Beyrouth, hier. Ibrahim Amro/AFP
Après une nuit de protestations populaires très largement spontanées et remarquablement présentes sur l’ensemble du territoire, puis une journée de grèves et de mobilisations massives qui a vu des citoyennes et des citoyens réclamer avec vigueur leur dignité, transcender leurs appartenances politiques et avoir souvent le courage de s’en prendre de façon inédite aux symboles et aux leaders de leurs propres communautés ; alors que cette coalition de tous les mécontentements et de tous les laissés-pour-compte faisait tanguer le système politique libanais, nous avons eu droit en soirée à deux interventions télévisées empreintes d’une candeur et d’une fausse naïveté ne parvenant que péniblement à camoufler la peur panique qui saisit les responsables libanais.
En ce vendredi 18 octobre au soir, tour à tour, Gebran Bassil et Saad Hariri, les principaux artisans du « grand marchandage » qui avait permis, après deux ans de crise institutionnelle, de faire élire un supposé « président fort » puis de former un supposé « gouvernement d’union nationale », se sont adressés successivement aux Libanais, affirmant, le cœur sur la main, qu’ils les avaient compris et que les revendications populaires étaient aussi les leurs. L’un et l’autre s’assuraient également d’agiter les habituels épouvantails, de jouer sur la politique de la peur, en espérant un essoufflement rapide de la colère populaire.
« Syndic de faillite »
Quels premiers enseignements peut-on tirer, à chaud, de ces derniers événements? D’abord que loin d’être le gouvernement de salut public dont le Liban avait besoin, l’exécutif actuel était en fait, dès le premier jour, un « syndic de faillite », dont l’unique véritable feuille de route était en fait de procéder à un inventaire avant liquidation des derniers bijoux de famille. Mais cette auberge espagnole qu’on appelle gouvernement d’union nationale a même failli dans cette mission de « syndic de faillite » : CEDRE sent le sapin, les rats s’apprêtent à quitter le navire et les capitaines sont aux abonnés absents.
Ensuite, qu’il ne peut y avoir de démocratie sans alternance : le principe même d’un gouvernement rassemblant toutes les forces politiques est une hérésie qui perdure depuis 30 ans. Voir les membres d’un même gouvernement se renvoyer systématiquement la balle atteint des sommets de ridicule. Ces formules empêchent toute redevabilité des gouvernants, toute reddition de comptes et viennent diluer toutes les responsabilités.
Bien plus qu’une crise économique et financière, le Liban traverse donc une profonde crise de régime, une crise institutionnelle, une crise spirituelle et morale sans précédent depuis la fin de la guerre. L’heure n’est plus aux replâtrages et aux réformes cosmétiques destinées à berner quelques donateurs internationaux et gagner un sursis d’un an ou deux, le temps est venu de jeter les fondements d’une réforme radicale et structurelle du système politique, économique, social et environnemental libanais.
« Ceux qui rendraient impossible la révolution pacifique rendront inévitable la révolution violente. » Cette phrase du président Kennedy gagnerait à être méditée par les dirigeants libanais. Si nous en sommes arrivés là, c’est que le Liban demeure, en 2019, comme le décrivait Georges Naccache en 1949, allergique à toute réforme, rétif à toute modernisation, en proie aux « basses filouteries des cliques au pouvoir ». Il suffit de se souvenir de la violence des attaques que la classe politique traditionnelle a menées à l’encontre du président Fouad Chéhab et de ses tentatives de créer un État qui serait au-dessus des intérêts privés et catégoriels.
Ingéniosité dans la malfaisance
Si le Liban est un pays où les réformes sont difficiles, c’est aussi un pays où la révolution est impossible. Le communautarisme est le dernier refuge des gredins et toute lutte contre la corruption est impossible à l’ombre du système en vigueur. Le maestro et parrain du système, Nabih Berry, l’avait lui-même reconnu au moment de la crise des ordures ménagères de 2015, lorsqu’il dit, en substance, que « s’il n’y avait pas le confessionnalisme, toutes nos têtes de dirigeants auraient fini au bout d’une pique ».
« Toute révolution, comme Saturne, finit par dévorer ses propres enfants », peut-on lire dans La mort de Danton, puissante œuvre dramatique écrite par Georg Büchner alors qu’il n’avait que 22 ans. Ce fut le cas de la Révolution française de 1789, jusqu’aux révolutions arabes de 2011, dont les principales figures sont aujourd’hui emprisonnées ou exilées, et « suicidaires », comme a reconnu l’être Wael Ghonim, figure de proue de la « Révolution 2.0 » qui a fait rêver l’Égypte avant que ce pays ne retombe dans une dictature encore plus féroce. Au Liban encore plus qu’ailleurs, toute révolution court le risque d’être kidnappée, confisquée, détournée de ses objectifs initiaux. « Ceux qui lancent les révolutions sont toujours les cocus de l’histoire », rappelle Daniel Cohn-Bendit, icône de mai 1968. Les initiateurs des révolutions ne se retrouvent presque jamais au pouvoir cinq ans après. Les risques de détournements sont d’autant plus grands dans un pays qui est un champ d’affrontement entre puissances régionales qui ont d’autres priorités que d’instaurer la justice sociale et de trouver un système fiscal équitable pour les malheureux Libanais…
Loin d’être des amateurs ou des imbéciles, les dirigeants libanais ont su faire preuve au fil des ans d’une véritable ingéniosité dans la malfaisance. Le système est parfaitement bien huilé. Les Libanais conspuent le « système », mais il suffit de gratter légèrement la surface pour découvrir que beaucoup éprouvent encore de l’affection et témoignent même parfois d’un véritable culte de la personnalité pour l’un des leaders communautaires qui leur offrent protection, subsides, réseaux clientélistes… Ces leaders ont les mains particulièrement dextres et expertes aussi bien pour puiser dans les caisses de l’État que pour faire vibrer sans grande peine les pulsions communautaristes et identitaires qui maintiennent leurs partisans dans une infantilisation permanente.
Faire émerger une nouvelle élite
Pour autant, l’armée libanaise, garante de l’unité nationale et de l’intégrité du territoire, ne saurait représenter, comme certains semblent déjà le souhaiter sur les réseaux sociaux, une solution politique. Le Liban ne doit pas céder à la tentation autoritaire. Le Liban n’a pas besoin d’un « président fort », d’un « sauveur », d’un « homme providentiel », le Liban a simplement besoin d’un État fort et impartial. Rien n’est pérenne s’il n’est fondé sur des institutions, l’armée en est une, mais penser qu’elle puisse se substituer aux autres, même temporairement, est une illusion dangereuse.
Un gouvernement de technocrates n’est pas non plus la panacée. L’expertise est nécessaire, mais loin d’être suffisante. Le Liban n’a pas tant besoin de technocrates que d’une nouvelle classe politique qui disposerait bien évidemment des compétences technocratiques indispensables à l’exercice du pouvoir. Des technocrates qui n’auraient pas la moindre indépendance vis-à-vis des leaders confessionnels et des oligarques, qui n’auraient pas le courage de confronter les intérêts privés, viendraient au contraire offrir un alibi à un système en perdition. Il ne s’agit pas de mettre le savoir au service du pouvoir d’aujourd’hui, mais de réunir des technocrates et des figures indépendantes ayant une assise politique pour faire émerger une nouvelle élite et un nouveau pouvoir, lesquels seraient chargés de repenser en profondeur les institutions.
Tout recours à la violence ruinerait tous les espoirs des libéraux, des progressistes et des réformateurs. Il ne profiterait qu’à la voyoucratie milicienne de tous les horizons et risquerait de ramener le Liban aux heures les plus sombres de son histoire. Il est illusoire de penser qu’un effondrement des institutions étatiques profiterait à la « société civile » ou porterait au pouvoir des « technocrates ». Cet écroulement se ferait aux bénéfices des « asabiyas » communautaires et conduirait à un nouveau morcellement d’un pays et à la loi du plus fort.
Des raisons d’espérer, il y en a, malgré tout. Les Libanais ont tiré les leçons des erreurs du passé. Les réformateurs commencent à se structurer. Les associations civiques commencent à se faire entendre et à exercer une réelle pression sur un système à bout de souffle. Elles parviennent à imposer une transparence sur des sujets sensibles comme le pétrole, le gaz et l’électricité, elles poussent les projets de réforme judiciaire. La diaspora libanaise est plus mobilisée que jamais et prête à soutenir les figures indépendantes et réformatrices. Parallèlement, la renaissance de partis politiques laïcs et réformateurs, voulant en finir avec le suivisme, le confessionnalisme, le féodalisme et le clientélisme, pourrait faire tache d’huile. De réelles synergies sont en train de naître entre tous ceux qui aspirent à créer enfin un citoyen libanais, et un lien direct entre ce citoyen et l’État.
« Ce qui caractérise une intelligence de premier ordre, c’est son aptitude à garder simultanément à l’esprit deux idées contradictoires sans pour autant perdre sa capacité à fonctionner. On devrait, par exemple, être capable de voir que les choses sont sans espoir et pourtant être déterminé à les changer », écrivait F. Scott Fitzgerald. Cela devrait être notre leitmotiv national.
Karim Émile BITARDirecteur de l’Institut des sciences politiques de l’USJ. Cofondateur et membre du Comité de direction de Kulluna Irada.
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Après une nuit de protestations populaires très largement spontanées et remarquablement présentes sur l’ensemble du territoire, puis une journée de grèves et de mobilisations massives qui a vu des citoyennes et des citoyens réclamer avec vigueur leur dignité, transcender leurs appartenances politiques et avoir souvent le courage de s’en prendre de façon inédite aux symboles et aux...
commentaires (16)
Des réformes avec cette clique de corrompus? Ce n’est pas improbable, c’est impossible. La révolution mille fois oui car c’est l’espoir unique d’un Liban meilleur. Bien sûr, le chemin est difficile, même très difficile. Mais pour tout, il faut un début. Nos afflictions puisent leur source de 2 obstructions : Taëf et Hezbollah ; ce mariage maronite a brisé et ruiné notre cher Liban. Cette entente astucieuse et diabolique à travers laquelle la paix et la guerre au Hezb, une milice et la corruption et le pillage des deniers de l’Etat aux politiciens. La nouvelle équation devra urgemment adresser ces 2 cancers. Tout nouveau gouvernement devrait trouver une nouvelle formule qui remplacerait Taëf. Une formule civile et laïque avec rotation des fonctions essentielles entre les diverses communautés. Mais jamais, un poste ne serait retenu par quelqu’un pour plus de 4 ans, condition sine qua non de lutte contre la corruption. Hezbollah, en perte de vitesse dans son propre fief devra adresser cette nouvelle réalité Libanaise et régionale ; repenser sa stratégie est un must pour sa survie en tant que parti politique. 120,000 missiles ne briseront point Israël, mais détruiront entièrement le Liban et surtout le Hezb et son arsenal. Selon Google, un missile coûte entre $120,000 et $1, 500,000. Le Hezb ferait un grand cadeau aux Libanais s’il le remet au nouveau gouvernement qui le vendrait aux Kurdes ou autres. Cela rapportera aux caisses Libanaises quelques $10 milliards.
Aref El Yafi
13 h 26, le 20 octobre 2019