D’une génération à l’autre, les Libanais voient leurs aspirations se fracasser contre le plafond de verre d’un système sans cesse vanté, qui est devenu leur prison. Les rares moments où le peuple a vibré à l’unisson d’un fol espoir commun de souveraineté, justice et liberté, comme en 2005, ces moments-là ont vite été récupérés par les chefs geôliers que les électeurs plébiscitent régulièrement. Le magnifique élan d’unité nationale qui mobilise aujourd’hui les Libanais traduit un désir profond de briser le carcan d’une société corsetée par le confessionnalisme, d’une démocratie détournée de sa vocation initiale.
Quand la rue devient l’ultime agora où le peuple clame sa soif de changement, c’est que l’expression démocratique est faussée. La démocratie libanaise a vu sa formule participative ou « consociative » déviée de ses fins et pervertie par une instrumentalisation de la représentation communautaire. Depuis 1943, de nombreuses voix, et non des moindres, se sont élevées pour mettre en garde contre les risques d’une dérive d’un système confessionnel initialement instauré « à titre provisoire » (art. 95 de la Constitution) pour faire du Liban le « refuge des minorités » cher à Michel Chiha, et un modèle d’intégration politique. Un modèle, vraiment ? On peut en douter quand on voit le bazar qui entoure chaque élection, présidentielle ou législative, et la formation d’un gouvernement.
Depuis des décennies, la voie démocratique des urnes mène à la même impasse, avec le renouvellement de la même classe dirigeante, à laquelle se sont agrégés, dans les années 90, les chefs de guerre et leurs proches collaborateurs et sponsors. Les aspirations aux réformes, y compris celles portées par le seul chef d’État à s’y être aventuré, le général Fouad Chéhab, se heurtent à l’opposition systématique d’un consortium politico-économique transcommunautaire. Mis en place sous le mandat pour susciter l’adhésion des notables rétifs à l’État du Grand Liban en les intéressant, ce consortium s’est perpétué sous l’indépendance, puis élargi aux nouveaux venus de l’après-guerre, suivant le même principe d’exclusivité politique et économique. Les membres de ce conseil d’administration de la société Liban ont confisqué le pouvoir au nom de leurs communautés respectives, torpillant toute reddition des comptes et mettant le pays en coupe réglée.
Entre l’idéal du « Liban-message » et la réalité du Liban des « fromagistes » (pour reprendre les termes du président Chéhab), comment s’est installé un tel hiatus ? À la veille du centenaire du Grand Liban, l’on ne peut plus faire l’économie d’une remise en question et d’un bilan.
Mettre fin à la « démocratie-boutique »
En 1949 déjà, Georges Naccache, fondateur de L’Orient, décrivait le Liban en ces termes : « Toutes les images qui évoquent la détresse des choses ingouvernées – le navire à l’abandon, le bâtiment qui s’effondre – s’appliquent au destin du Liban actuel. » Et il ajoutait : « Ce qu’on appelle l’État n’est plus que cette immonde foire ouverte aux plus insolentes entreprises des aventuriers qui ont mis au pillage les biens de la nation. » En 1957, Hamid Frangié, dans une conférence au Cénacle libanais, faisait le constat suivant : « Notre crise est beaucoup plus une crise d’hommes que d’institutions », et démontait les rouages du clientélisme et des marchandages électoraux qui (dé)font la démocratie libanaise : « Le député prend des engagements et devient serviteur d’intérêts particuliers. Il n’a plus d’autre souci que de se faire réélire par ses grands électeurs et ses partisans, et tout ce monde attend, en général, un profit au détriment de l’État. » Or, « dès l’instant où il demande, le député perd le droit de contrôler la direction générale de l’État. Il n’est plus libre de critiquer, de discuter, de proposer. Il n’a plus que le droit d’approuver. Son rôle de mandataire prend fin, il devient commissionnaire ». C’est ainsi que notre démocratie a été transformée en « démocratie-boutique », où les voix sont échangées contre des « khadamât », les services. Le principe de l’« accountability» (redevabilité) a été contourné dès l’aube de la République. À tous les échelons, la responsabilité (présidentielle, ministérielle, parlementaire, administrative) a été court-circuitée par une fausse assimilation des uns et des autres à leur communauté. Leur demander des comptes revient à mettre en accusation leur communauté. L’incurie, la gabegie, la corruption sont allées crescendo au fil des mandats, et la pratique démocratique a été prisonnière des mentalités féodales, où l’allégeance au zaïm « par l’âme et par le sang » est indéfectible, quels que soient les méfaits de ce dernier. Ce sont les zaïms qui assurent les khadamât que l’État ne fournit pas. Et l’État ne développera pas les services publics puisqu’il est dirigé par ceux-là mêmes qui le torpillent et ne veulent pas fermer boutique.
Refonder le pacte national ?
Le changement souhaité s’est toujours vu opposer une fin de non-recevoir sous prétexte que « ce n’est pas le moment ». « Conjoncture régionale », « tournant crucial », « période délicate », le refrain est le même depuis 50 ans. De la création d’Israël à nos jours, le Liban a été certes l’otage d’une géopolitique tourmentée, et les allégeances non libanaises des uns et des autres sont venues se greffer sur la donne confessionnelle, la manipulant à volonté. Il eût fallu être un génie, un Machiavel, pour gouverner ce pays. Or du sommet de l’État à sa base, l’on s’est ingénié à écarter des affaires publiques les gens compétents et intègres (à quelques exceptions près qui, toutes, ont été acculées in fine à la démission). C’est ainsi que les Libanais ont navigué de frustrations en résignation et que le pays a vu émigrer ses élites. La résilience populaire, qui a permis de traverser la guerre, a été mise à rude épreuve par les affairistes au pouvoir, qui ont été jusqu’à noyer le pays sous les déchets. Poussé à bout, le peuple a fini par se soulever.
Et maintenant ? Suffira-t-il de chasser les marchands du Temple ? Cette classe politique que le peuple conspue est le fruit d’un système qui a dégénéré dans le confessionnalisme à outrance au point d’offrir à ceux qui en profitent l’impunité pour leurs prévarications. Ces derniers ont travesti le principe noble qui sous-tend la démocratie libanaise, dite « démocratie du pacte ». Alors faudra-t-il refonder le pacte national (« mithâq »), ou simplement changer la formule (« sîgha »), pour citer le père Michel Hayek, qui distinguait entre le principe fondateur et son application ? Osons poser les questions qui fâchent : le partage communautaire du pouvoir est-il perfectible ? Sinon, faut-il l’abolir ? Instaurer la laïcité politique, l’alternance ? Comment construire l’État sur les principes de l’intégrité et de la compétence tout en préservant le quota communautaire ? Comment demander des comptes aux voleurs sans que ceux-ci ne se cachent derrière leur confession en criant au loup ?
Toute révolution se heurtera inéluctablement aux portes du tabernacle, cette question taboue du confessionnalisme politique, épouvantail pour les uns, protection contre la dictature du nombre pour les autres. Le système est si blindé que la moindre atteinte à l’édifice, comme le mariage civil, provoque une levée de boucliers dans l’establishment politico-religieux. Il est devenu la forteresse des médiocres. Quel nouveau contrat social pourrait garantir l’avènement des meilleurs ?
Cent ans après la naissance du Grand Liban, le vrai chantier reste à faire : construire le citoyen libanais, assurer son allégeance envers l’État d’abord. C’est alors qu’« ils » seront « tous renvoyés chez eux ». « Kellon ». Définitivement.
Par Carole H. DAGHER
Écrivain. Dernier ouvrage : «Reflexions libanaises », L’Harmattan, 2013.
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18 h 14, le 19 novembre 2019