« Partez », peut-on lire sur la pancarte brandie par ces jeunes filles lors d’une manifestation à Beyrouth, le 18 octobre 2019. Pancarte sur laquelle sont représentés le président Michel Aoun, le Premier ministre Saad Hariri, et le chef du parlement, Nabih Berry. AFP / Anwar AMRO
« Nous voulons du sang neuf, du sang propre »… Qu’y a-t-il de plus légitime et de plus logique qu’un tel cri lorsqu’un peuple en arrive à perdre sa foi dans son État et sa confiance à l’égard d’une classe politique qui n’aligne plus, depuis des lustres, que les impasses ?
Que les manifestations et autres actes de protestation – civilisés ou pas – auxquels nous assistons depuis jeudi soir soient totalement spontanés, qu’ils le soient partiellement ou pas du tout, comme d’aucuns le soupçonnent, ils n’en expriment pas moins un état d’esprit plus ou moins général dans le pays. Cela vaut aussi pour nombre de ceux qui sont restés chez eux, devant leurs postes de télévision, ceux qui sont partis le matin à leur travail pour essayer de gagner leur vie et même ceux qui, tout en demeurant solidement ancrés à l’ombre de leurs partis politiques respectifs, peuvent désormais être traversés par le doute.
Au Liban, il n’est guère difficile d’unifier le plus grand nombre, toutes communautés et catégories sociales confondues, autour du plus petit dénominateur commun. Et aujourd’hui, plus encore que pendant la crise des déchets de l’été 2015, le ras-le-bol est une réalité tangible, quasi-unanime. Il suffit de regarder la carte, autrement dit la localisation géo-confessionnelle des mouvements de protestation, à travers tout le pays, pour s’en apercevoir.
« Du sang neuf, du sang propre »… C’est entendu. Mais comment le fabrique-t-on ? Par des élections législatives ? Il y en a eu il n’y a pas si longtemps et l’on a vu à cette occasion la classe politique se reproduire plus ou moins elle-même, avec quelques modifications dans les rapports de forces, il est vrai. Certains veulent continuer à croire ou faire croire qu’une « bonne » loi électorale peut changer la donne. Pourtant, le mode de scrutin introduit en 2018 est déjà assez révolutionnaire par rapport à ce qui se pratiquait jusque-là au Liban. Mais même à supposer que la nouvelle loi ne fût pas affligée d’un seuil d’éligibilité aussi ridiculement élevé, qu’aurait-on eu ? Au lieu d’une seule, peut-être cinq ou six Paula Yaacoubian de plus à la Chambre. Ce n’est pas mal pour pimenter un peu plus les débats dans l’Hémicycle, mais c’est largement insuffisant pour « renouveler le sang »…
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Taëf et les dérives
En ce trentième anniversaire des accords de Taëf (conclus le 22 octobre 1989), il serait peut-être bon d’explorer une autre piste : par exemple chercher à comprendre, avant de penser aux moyens de remplacer la classe politique actuelle et de trouver du « sang propre », pourquoi elle nous apparaît aujourd’hui si salie. Mais pour être en mesure de le faire, il convient d’aller au-delà du discours simplificateur sur la corruption généralisée, lequel, pour réaliste qu’il soit, ne suffit guère à expliquer l’ampleur des dérives de la République.
Les échecs, les impasses, les blocages, faut-il les attribuer à l’imperfection des institutions politiques et aux principes généraux qui sous-tendent la Constitution ? Ne serait-ce pas plutôt le contraire ? Le résultat de pratiques qui n’ont plus rien à voir avec le système ? Pire, la dénaturation du système ? Si le patriarche Nasrallah Sfeir était vivant, il n’aurait pas hésité une seconde dans sa réponse, lui qui avait entrevu bien avant tout le monde les limites de ce monstre appelé ici « démocratie consensuelle », et affirmé à maintes et maintes reprises que Taëf n’a jamais été appliqué.
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Il y a trente ans, les députés de l’époque redéployaient des prérogatives ici ou là, modifiant quelque peu les rapports de forces au sein de l’État, mais ils ne touchaient guère aux fondements du système politique. Celui-ci repose sur l’axiome que le Liban est une démocratie parlementaire avec un aménagement particulier pour les communautés, lesquelles sont prises en compte dans l’ordonnancement général de l’État, mais seulement dans une certaine mesure. Or la réalité politique du pays, avant et après Taëf, a fait que, par moments, on a largement dépassé la mesure. Sous tutelle extérieure, ce problème-là paraît relatif puisque l’arbitre, qui est souvent d’ailleurs un pompier-pyromane, est de toutes les façons clairement désigné. Hors de toute tutelle, c’est la foire d’empoigne. Et on y est, en plein.
L’un des principaux atouts de la démocratie parlementaire, fondée sur le principe de la majorité (politique, pas confessionnelle) qui gouverne et de la minorité qui s’oppose, c’est que lorsqu’un gouvernement est fortement contesté, il y a une possibilité d’alternance. Quelle alternative a-t-on lorsqu’on est en face d’un gouvernement-conseil d’administration dans lequel tout le monde est présent ? Sachant surtout que dans ce cas, c’est le règne constant du compromis bancal, du donnant-donnant et des… blocages.
En somme, que conteste-on ? Une politique déterminée, à droite, à gauche, au centre ? Justement, il n’y en a pas. Parce qu’on ne peut pas considérer que le fruit de tractations et de bras de fer entre un Hariri, un Bassil, un Berry, un Geagea, un Joumblatt et un Nasrallah soit « une politique », bonne ou mauvaise. Ils sont là pour, au mieux, trouver le terrain le plus consensuel entre eux, au pire pour s’annuler, chacun sous prétexte qu’il est représentatif de sa communauté. Alors, « il faut qu’ils partent », comme le criait la foule massée au centre-ville ? Très bien, mais pour être remplacés par qui ? Un gouvernement de technocrates ? Quelle différence ? La décision reviendra toujours aux chefs de file qui tirent les ficelles.
Il y a deux types de gouvernements dans le monde : autoritaire ou démocratique. Le Liban n’est aujourd’hui ni l’un ni l’autre. Le premier paraît, fort heureusement, impossible à mettre en place dans ce pays. Le second impose aux Libanais de revoir au plus vite leur contrat social, de manière à aspirer à une certaine « normalité » démocratique. Et avec pour objectif de rétablir deux piliers sans lesquels il n’y a pas de démocratie : l’alternance politique et la reddition des comptes.
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commentaires (9)
Il faudrait dans cette période remettre sur le tapis la loi sur l’enrichissement illicite. Il faut rappeler, qu’à l’époque les députés s’en était tiré à bon compte , puisqu’il leur suffisait uniquement de déclarer leur fortune , dans des conditions quasiment inaccessible sauf qu’à eux-memes! Ils devaient déposer leur déclaration dans une boîte au parlement , qui ne serait ouverte que dans des conditions , quasiment impossible à réunir. Tous les politiciens avaient à l’époque déclarés avoir accompli leur devoir légal. Le moment est venu d’aller ouvrir ses boîtes et d’effectuer un audit financier sur leurs avoirs dans les banques et ailleurs... Lorsque l’on accepte d’assumer des ministères publics, Il faut endosser ce qui va avec, la parfaite transparence financière!
LeRougeEtLeNoir
17 h 25, le 20 octobre 2019