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Culture - Initiative

Menuisiers et designers main dans la main pour sauver le savoir-faire tripolitain

Tripoli, capitale du bois libanais, perd ses menuisiers. Pour sauver ces artisans, dépositaires de savoir-faire ancestraux, Minjara Éditions a lancé à Paris une première collection de mobilier, fruit d’une collaboration avec des designers libanais, qui sera exposée du 24 au 26 septembre à Beyrouth.

Élie Mouchaham a conçu la table de trictrac et les tabourets pensés par Waldemar Faddoul.

« Je suis très fier. C’est la première fois qu’un de mes meubles est exposé à Paris. » Dans le salon de la résidence de l’ambassadeur du Liban, Jihad Toros, sur son 31, ne cache pas sa joie. Le miroir et le luminaire qu’il a réalisés pour la designer Sahar Bizri côtoient les œuvres de neuf autres créateurs libanais conçues par des artisans tripolitains, constituant ainsi la première collection de Minjara Éditions, intitulée « Le design éthique à la rencontre de l’artisan ». « Le luminaire était très difficile à réaliser car le découpage du bois en six côtés était très délicat, se rappelle Jihad Bitar. J’ai travaillé avec Sahar sur le mélange bois, miroir et éclairage. Le design est très beau. »

Jamal Korek représente la 5e génération d’une famille de menuisiers établis à Mina. Il a produit le banc de Sahar Bizri. « Quand j’ai vu le croquis de Sahar, je me suis dit que ce n’était pas réalisable. Il y avait tous ces petits détails. Elle est très précise et porte une grande attention aux détails. J’ai aussi proposé des idées pour que le banc soit confortable. »

Bancs, luminaires, table basse, paravent, rocking-chair, table de trictrac… La modernité des meubles et pièces exposés tranche avec le décor très classique de la résidence Copernic, velours aux murs, parquet au sol, lustres au plafond, dans le très chic 16e arrondissement de Paris. Pour l’ambassadeur du Liban en France Rami Adwan, cette exposition symbolise « le trait d’union entre les deux pays, Tripoli et le reste du monde, entre des artisans porteurs d’un héritage et de savoir-faire ancestraux et des créateurs à l’esprit innovant. »

Cette exposition, fruit de la collaboration entre 10 designers et 10 artisans de la région de Tripoli, est le point d’orgue d’un programme d’appui au secteur du meuble à Tripoli, financé par l’Union européenne et mis en place par Expertise France, en partenariat avec l’Association des industriels libanais et le BIAT (Business incubation association in Tripoli). Depuis avril 2016, environ 5 millions d’euros ont été consacrés afin de redynamiser un secteur durement touché par la crise. « Il faut sauver le secteur du meuble, exhorte ainsi Julien Schmitt, responsable d’équipe à Expertise France. Le secteur du meuble est en danger à Tripoli. On n’a pas de chiffres sûrs faute de statistiques, mais il y avait peut-être 4 000 ateliers de menuiserie il y a 10 ans. Aujourd’hui, nous en avons recensé 1 100. Et 85 % d’entre eux sont informels. J’ai une multitude d’exemples de menuisiers reconvertis en chauffeurs de taxi, garagistes, et ça continue. Avec ces ateliers qui ferment, ce sont des savoir-faire ancestraux qui disparaissent à jamais. »

Le bois est travaillé à Tripoli depuis l’époque des Phéniciens, qui construisaient leurs bateaux. La grande ville du Nord est vraiment connue et reconnue pour la sculpture du bois depuis le début du XXe siècle. La situation s’est depuis détériorée. « Nous subissons la concurrence des meubles chinois, turcs, égyptiens, regrette ainsi Vahe Ojakian, rentré en 2015 à Tripoli pour rejoindre ses deux frères à la tête de l’entreprise familiale, après 10 années passées en France. Les taxes sur les matières premières, notamment le bois, sont élevées, et les taxes sur les produits importés au Liban, comme les meubles, sont basses. » L’artisan reconnaît aussi que le secteur ne s’est pas adapté suffisamment aux goûts des nouvelles générations.



Tendances et besoins
Pour Julien Schmitt, le secteur du meuble a subi une perte de parts de marché due à l’entrée des marques étrangères depuis 10-12 ans. « Les clients du Golfe et du Liban ont été très sensibles à ces importations. La demande a évolué, mais l’offre ne s’est pas adaptée, n’a pas suivi cette tendance vers du mobilier plus urbain, contemporain. » Expertise France a conduit des études et constaté que le style classique, Louis XIV, Louis XVI, Empire, dont les artisans tripolitains sont maîtres, correspond à 10 % seulement de la demande du marché. Comment répondre aux 90 % restants ? s’est alors demandé Julien Schmitt. En reconnectant les artisans de Tripoli avec les designers pour aller vers la tendance, vers la demande. De ce constat est né Minjara Éditions.

Hala Moubarak, la curatrice, a alors choisi 10 designers libanais et leur a demandé de créer des objets constitués à 80 % de bois, pour aider l’industrie du bois à Tripoli et inciter les artisans à sortir de leur zone de confort. « Certains designers ont ainsi travaillé le bois pour la première fois. Alors que des artisans ont, eux, travaillé le laiton pour la première fois. Pour que le projet réussisse, il fallait créer une synergie entre les créateurs et les artisans. On dépend les uns des autres, on a besoin les uns des autres », assure Hala Moubarak.

Des liens de confiance ont pu ainsi être noués. « Quand on possède un atelier à Achrafieh, il n’est pas évident de travailler avec des artisans à Tripoli, reconnaît Waldemar Faddoul, du cabinet 1 % Architecture. Ce sont des régions différentes, avec des confessions différentes. Minjara nous a permis de rencontrer ces artisans. Et puis avec le contact humain vient la confiance. » « Waldemar et moi sommes même devenus amis », renchérit Élie Mouchaham, qui a conçu la table de trictrac et les tabourets pensés par le designer d’Achrafieh. Pour la première fois, l’artisan de Tripoli a utilisé nacre, cuir, punaises et différentes essences de bois, noisetier, hêtre, érable… « L’intégration de ces nouvelles matières apporte une valeur ajoutée importante à la production, insiste Vahe Okajian. Cette exposition à Paris permet de montrer aux designers internationaux qu’il y a à Tripoli des artisans compétents, capables de réussir n’importe quelle collaboration, quelles que soient les exigences des créateurs. »

Les artisans tripolitains ont profité de leur visite à Paris pour effectuer un business trip et rencontrer les acteurs français de la filière bois. « Nous sommes allés voir une scierie en Normandie, la plate-forme VIA qui réunit l’écosystème du bois, l’association Fibois Hauts de France… C’était très intéressant », rapporte Vahe Okajian, très enthousiaste.

« Ce qui s’est passé à Paris a redynamisé tout le monde, se réjouit aussi Hala Moubarak. Ça nous a redonné de l’espoir. Nous avons cette rage de vouloir faire. » Alors que le programme touche à sa fin, des discussions sont en cours entre l’Union européenne et les acteurs libanais (Chambre de commerce de Tripoli et du Nord et Association des industriels libanais), pour pérenniser les acquis du programme. Une plate-forme physique a été établie dans un des bâtiments de la Foire internationale de Tripoli, mettant gratuitement à la disposition des menuisiers une « materiauthèque » et 25 machines dans un atelier partagé.

L’exposition Minjara Éditions va quant à elle voyager à Carcassonne, Marseille, Monaco, et elle sera exposée à Beyrouth les 24, 25 et 26 septembre, à Beyt Amir, Clemenceau.


Collaborations réussies

À Beyt Amir, cette semaine, il sera possible d’admirer les créations de Minjara Éditions dont certaines revisitent avec nostalgie les objets ou meubles appartenant au patrimoine libanais, alors que d’autres présentent des objets au look résolument moderne.

Les collaborations se présentent comme suit : Samer Alameen x Okajian (Aram, Levon et Vahe Okajian), « Architecture et Mécanismes » (Céline et Tatiana Stephan) x Mohammad el-Kout, Ahmad Bazazo x Mohammad Masri, Sahar Bizri x Jihad Toros et Jamal Korek, Borgi Bastormagi (Nada Borgi et Étienne Bastormagi) x Jamal Korek, 1 % Architecture (Waldemar Faddoul) x Élie Mouchaham et Jamal Bitar, MAD Architecture x Okajian (Aram, Levon et Vahe Okajian), Élie Metni x Élie Mouchaham, Thomas Trad x Jihad Toros, Mohasseb + Asli (Georges Mohasseb et Kareen Asli) x Mohammad Masri et Jamal Bitar.


Pour mémoire
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« Je suis très fier. C’est la première fois qu’un de mes meubles est exposé à Paris. » Dans le salon de la résidence de l’ambassadeur du Liban, Jihad Toros, sur son 31, ne cache pas sa joie. Le miroir et le luminaire qu’il a réalisés pour la designer Sahar Bizri côtoient les œuvres de neuf autres créateurs libanais conçues par des artisans tripolitains, constituant...

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