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Lifestyle - Photo-roman

« Plus vite habibté, je n’ai pas toute la journée, mon coach m’attend ! »

Un moment dans la peau d’une esthéticienne qui traverse la ville vers le salon huppé de Beyrouth où elle est employée...

Photo G.K.

Tous les matins de la semaine, à l’exception du dimanche, je suis réveillée à la même heure, 5h30, par le boucan d’Abou Ali lorsqu’il lève, en implorant les dieux, le lourd rideau de fer de sa boucherie, pile sous ma fenêtre, puis branche son vieux transistor sur la prière matinale, aiguise ses couteaux, serre sur le torse son tablier constellé de sang, abat une à une les vaches qui se bousculent et dont j’entends les meuglements suppliants s’atténuer après qu’il leur a tranché la jugulaire. J’émerge donc à ce moment, souvent avec la nuque crispée et les épaules tendues, à cause du ventilo qui frappe et mon boulot d’esthéticienne qui me contraint à rester pliée en deux, dix heures par jour, sur un tabouret haut d’un demi-mètre. Dans la maison encore endormie où, faute de moyens, l’on se serre à six avec la famille, j’accomplis ensuite sur la pointe des pieds et du bout des doigts la même succession de tâches. Brûler quelques graines d’encens, déchirer une page du calendrier, poser mon café sur le réchaud, jeter les vêtements de la fratrie dans la machine à laver, préparer des sandwiches pour mon déjeuner, passer sous le chétif jet de la douche – quand il y a de l’eau –, enfiler ma tenue de travail et enfin remettre au lit mon père, qui s’était endormi la veille sur le sofa avec invariablement une bouteille de whisky sous l’aisselle et la télé qui mâchouille un soap égyptien.

Ma cliente et son chauffeur

J’attends longtemps au coin de la rue qu’un taxi-service passe, alors que les garçons du quartier, les yeux bizarres et boursouflés d’avoir passé la nuit au network, en profitent pour me siffler ou m’appeler Achta, détaillant chacune des parties de mon corps. À l’arrière du service enfin, je finis ma nuit, la tête posée sur la fenêtre, lourde comme celle d’un nouveau-né. Et progressivement, alors que mes camarades de route râlent sur la situation ou commentent les nouvelles ruminées à la radio, je m’engouffre dans la ville qui se réveille et change de visage. Je descends au rond-point de Tabaris, de l’autre côté du miroir. Là, ma surprise est toujours intacte tandis que défilent sous mes yeux, pour de vrai, les voitures dont mon frère placarde les posters sur les murs de sa chambre. Un jour, lorsque j’aurai assez de sous pour ouvrir mon propre institut de beauté, je lui offrirai cette Porsche avec un aileron dans le dos, cette Benz à la carrosserie rutilante ou, tiens, cette Ranger Rover d’où s’extrait Madame M., ma première cliente de la journée, escortée par son chauffeur qui se gare en double file, s’agite, arrête la circulation et accourt lui ouvrir la portière arrière puis celle de l’ascenseur. À peine le temps de larguer mes affaires dans le vestiaire des employées où l’on babille en arabe et philippin, puis de parcourir mon emploi du temps de la journée, que Madame M. en est déjà à grogner, affalée sur un sofa à massage dans la salle VIP : « Plus vite habibté, je n’ai pas toute la journée, mon coach m’attend ! » Les manches retroussées, mes outils stérilisés puis alignés, assise sur mon petit tabouret, je suis prête à démarrer ma journée de guerre, à l’affût du moindre poil ou cuticule qui suffirait à contrarier mes clientes, chacune plus exigeante que l’autre.


Saint-Tropez et Valium
Au départ, lorsque je venais d’être embauchée dans ce salon, celles-ci exerçaient sur moi une certaine fascination mêlée de honte. Au contact de leur regard, je baissais les yeux. À leurs éternels caprices, je répondais par un sourire. Alors elles me regardaient avec tendresse pour mon français tordu ; une sympathie teintée de dégoût pour la grossièreté de mes ongles ornés de strass et ma chevelure à extensions ; une délectation pour l’exotisme de ma vie de quartier populaire. Je leur faisais pitié, je crois, puis je les émouvais, puis je les divertissais comme un chien de cirque. Et moi, j’observais leurs sacs en cuir, vrai de vrai, dont je n’osais même pas imaginer le prix, leurs tenues imparables, qu’elles soient de sport ou plus guindées, et qui me semblaient tout droit sorties des magazines que je feuilletais pendant mes pauses. Je touchais des yeux leurs teints éternellement de porcelaine, leurs mines reposées à force de soins et de cures et de sommeil, leurs jambes sans varices et leurs peaux tannées par des voyages que je devinais à demi-mots : Saint-Tropez, Cannes, Gstaad, Aspen. Je tendais l’oreille à leur français chantonnant, cette barrière qu’elles érigeaient entre elles et moi, et l’instantané constat que quoi que je fasse, je ne serais jamais comme elles, je ne ferais jamais partie d’elles. Je regardais tout cela comme on déchiffre un monde inconnu, si lointain mais que j’avais, là, au creux des mains. Je les observais comme des espèces rares, et j’avais du mal à croire que cette foultitude de femmes, parmi les plus riches de cette ville, venaient me confier, à moi, la chose la plus précieuse qui soit pour elles : leurs doigts, leurs orteils, leur peau et leur beauté. La façade de leur narcissisme qu’il me fallait à tout prix ripoliner et sublimer. Je gagnais en confiance et petit à petit, à coups de limes, de pousse-cuticules, de cire chauffée et de pinces de toutes les tailles. À la force de mes doigts, j’avais réussi à frayer mon chemin dans leurs bulles hermétiques, devenant un pilier de leur vie, à l’image de leur coach alimentaire, leur prof de sport, leurs bonnes et leurs chauffeurs.

Avec le temps, je me voyais même intronisée psychologue ou confidente. C’est que, par habitude, mes clientes venaient non seulement soigner leur allure, mais aussi raconter l’envers du décor d’une vie d’apparence sans faux plis. D’elles, je sais désormais presque tout. Une addiction au Valium, combien les copines sont envieuses, les enfants qui sombrent dans la drogue, les bonnes qui invariablement prennent la fuite et le mari qui trompe systématiquement. Parfois même, il leur arrive de verser une larme sur mon épaule. Confuse et embarrassée, je me garde de leur répondre, professionnalisme oblige. Et surtout parce que je ne sais quel conseil donner à ces filles d’un monde dont je connais si peu le mode d’emploi. Tout ce que je peux leur offrir, en revanche, du haut de mon petit tabouret est une tout autre consolation. Partir d’ici, polies et reluisantes, prêtes à affronter ce qui les attend dehors, sous le vernis résistant dont je les aurai enduites.


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Tous les matins de la semaine, à l’exception du dimanche, je suis réveillée à la même heure, 5h30, par le boucan d’Abou Ali lorsqu’il lève, en implorant les dieux, le lourd rideau de fer de sa boucherie, pile sous ma fenêtre, puis branche son vieux transistor sur la prière matinale, aiguise ses couteaux, serre sur le torse son tablier constellé de sang, abat une à une les vaches...

commentaires (3)

on s'y croirait, bravo. je pense qu'on écrit : "que je feuilletais pendant mes pauses " et non pas poses et "Je les observais comme des espèces rares" et non pas espaces

lila

13 h 07, le 09 septembre 2019

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Commentaires (3)

  • on s'y croirait, bravo. je pense qu'on écrit : "que je feuilletais pendant mes pauses " et non pas poses et "Je les observais comme des espèces rares" et non pas espaces

    lila

    13 h 07, le 09 septembre 2019

    • Merci pour votre commentaire, les erreurs ont été corrigées. Bien à vous

      L'Orient-Le Jour

      14 h 57, le 09 septembre 2019

  • Beau article. la Verité de tout les jours

    Daniel Renaud / DPR CONSULTANT SAL 3477

    11 h 43, le 09 septembre 2019

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