Londres, 4 août 2002. Alors que nous étions en voyage de famille dans la capitale anglaise, Holly Marie Wells et Jessica Aimee Chapman disparaissaient dans leur ville de Soham, perdue quelque part dans la contrée de Cambridge à l’est de l’Angleterre. Ce « fait divers », comme on désigne ces nouvelles dans les pays où il se passe ce genre d’événements, avait secoué l’Angleterre en entier. Impossible pour moi d’oublier la photo un peu floue des deux fillettes à la chevelure de blé, toutes guillerettes dans leur maillot de football rouge, et qui en l’espace de quelques heures s’emparait de tous les écrans de Londres, des petits téléviseurs des commerçants jusqu’aux écrans géants de Picadilly Circus, diffusée partout, en une des journaux, à la radio dans le taxi. Leurs prénoms tout d’un coup hyperconnus s’accrochaient à toutes les lèvres, partout où l’on passait, dans la rue, dans les musées, dans les restaurants ou dans le métro, si bien que nous avions même reçu des coups de fil du Liban, la famille qui voulait s’assurer que nous, les enfants, étions « en sécurité ». D’ailleurs, depuis la fin de la guerre, je n’avais plus ressenti au creux de la paume de ma mère ce serrement inquiet qui signifiait « on est en danger », « ne me lâche pas la main ».
Ne pas parler aux inconnus
Pour moi qui avais littéralement poussé dans les rues du quartier, même à une époque où mines et bombardements fleurissaient de tous les pores de la ville, qui gambadais librement entre chez moi et les immeubles alentour où vivaient mes copains ; pour moi qu’on envoyait chez la voisine d’en face quand manquait une botte de persil ou chez l’épicier du coin chercher du pain, qui rentrais seul, tous les matins et après les cours, de là où l’autocar me déposait jusqu’à la maison ; pour moi qu’on avait confié à la pharmacienne un soir où mes parents s’étaient retrouvés coincés de l’autre côté de Beyrouth, cette hantise de l’autre, et de ce dont l’autre était capable de (me) faire, me paraissait totalement absurde et étrangère. D’ailleurs, je me souviens n’avoir pas compris pourquoi mes parents s’étaient accordés pour me sommer de « ne pas parler aux inconnus ». Dans mon enfance, ils m’avaient pourtant appris à sourire aux inconnus. Les étrangers, familiers ou pas, même lorsque ceux-ci ne faisaient pas partie de ma parentèle directe, je savais qu’il fallait les désigner poliment par ammo (oncle) et tante. Lesquels finissaient, eux aussi, par nous appeler, en dépit de notre jeune âge, ammo et tante. Ces mots rudimentaires et toutefois si fédérateurs, surtout lorsque enrobés de la candeur d’un dialecte d’enfant, suffisaient à eux seuls non seulement à désarmer un adulte, mais aussi et particulièrement à transformer un quartier, une ville, un pays, en une grande famille. Fou, le pouvoir d’un mot.
Ammo et tante
J’appelais ammo et tante les amis des parents chez qui ils nous traînaient pour la tournée des fêtes et qui nous offraient liqueur et dragées sur des plateaux en argent, « Chil, ya tante, sers-toi, n’aie pas honte. » « Merci ammo » au boulanger qui, en fin de journée, m’offrait les galettes restées invendues. « Mais de rien, tante » à la femme âgée, encombrée d’un sac de légumes, lorsque je l’avais aidée à le faire monter jusqu’à chez elle, au huitième étage, parce que le courant était coupé. « S’il te plaît ammo, rajoute ça au crédit de maman… » à l’épicier qui me filait en douce des sucreries défendues. Tante à la concierge qui avait l’habitude de me laver la voiture tous les lundis matin à l’aube. Ammo au chauffeur de taxi qui se chargeait de m’accompagner à mes activités. Tante à une femme de l’âge de mes parents, ammo encore à l’homme à la chevelure d’argent. Avec le temps, une certaine soi-disant occidentalisation a définitivement rayé ces deux mots de notre vocabulaire, les reléguant au parler rocailleux de la classe moyenne.
Beyrouth, mai 2008, un homme d’une cinquantaine d’années me pointe un couteau en plein milieu du quartier où j’ai grandi, à quelques pas seulement de mes ammos et tantes d’épiciers, de légumiers, de voisines et de pharmacienne. Il veut de l’argent. Par réflexe, je me suis surpris à lui dire : « Ammo, calmez-vous, je suis sûr qu’on peut régler cela sans violence », ressortant des tiroirs de mon enfance ce mot talisman comme on frotte une lanterne magique. Rien à faire, l’inconnu n’avait pas flanché. Le mot ammo avait dès lors perdu tous ses pouvoirs. Et la ville, définitivement, les derniers débris de sa bienveillance.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
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Merci ammo !
Eddy
12 h 51, le 26 août 2019