En janvier dernier, un supermarché pas comme les autres a vu le jour au cœur de Karm el-Zeitoun. Sur les étagères en bois recyclé s’alignent des conserves, du pain, de l’huile, du sucre, du sel, de la farine, des légumineuses, des biscuits, du shampoing, du savon et beaucoup de produits de marques connues. Dans un réfrigérateur sont proposés du yaourt, du fromage et de la labné. Il n’y pas de caddie dans ce supermarché, mais de grands cabas en tissu où l’on peut lire le nom de l’association, Beit el-Baraka, en charge des lieux. Ici, aussi, on ne paie pas les produits choisis ; on les emporte gracieusement chez soi, dans la dignité.
Maya Chams Ibrahimchah, fondatrice et présidente de Beit el-Baraka, connue pour son militantisme en faveur de la préservation du patrimoine et des vieilles demeures du Liban, lutte désormais pour aider les personnes dans le besoin, surtout les retraités qui ont épuisé leurs indemnités de fin de service et leurs économies.
« Beit el-Baraka travaille sur trois niveaux, le supermarché où l’on peut choisir gracieusement ce dont on a besoin, les appartements qui sont restaurés gratuitement et dont nous assurons le paiement du loyer, et les traitements médicaux, qu’il s’agisse des opérations, des médicaments ou des soins dentaires que des médecins amis de l’association offrent aux patients », explique Maya Ibrahimchah. Pour le moment, 914 personnes, soit 328 ménages, profitent du supermarché. Les familles ne viennent pas uniquement de Karm el-Zeitoun et d’Achrafieh, mais d’aussi loin que le Akkar ou Marjeyoun.
Tout a commencé en décembre dernier, quand Maya Ibrahimchah préparait le grand nettoyage du palais Hneiné à Beyrouth pour y organiser l’anniversaire de son mari. Viscéralement engagée pour le patrimoine, Mme Ibrahimchah avait choisi cet endroit pour souligner l’importance de la préservation des vieilles demeures du Liban. « Dans le cadre des nécessaires rénovations, j’avais confié la confection des rideaux à un couturier de Bourj Hammoud. Mais a chaque fois que je me rendais chez lui, il me disait de revenir le lendemain. Et a chaque fois que j’y allais, je voyais, sous le pont de Bourj Hammoud, une femme assise sur une valise Samsonite. Elle avait l’air effrayée. À chaque fois que je passais devant elle, je me disais que cette dame ne collait pas au paysage. Et un jour, j’ai garé ma voiture, je me suis approchée d’elle et je lui ai demandé si elle allait bien. Elle m’a répondu dans un français parfait “Ne vous en faites pas pour moi” », se souvient Maya Ibrahimchah. Impossible, dès lors, pour cette dernière de tourner les talons. Elle s’assoit alors à côté de cette femme qui se met alors à pleurer, en silence, pendant un long moment, avant de raconter sa vie.
La femme à la Samsonite est une enseignante retraitée. Célibataire, elle a passé sa vie à travailler dans un établissement scolaire connu d’Achrafieh. Une fois à la retraite, elle a vu fondre rapidement ses indemnités de fin de service et doit quitter son appartement pour s’installer dans une chambre à Dora qu’elle paie 75 dollars par mois. Mais un jour, le propriétaire lui annonce que ce loyer passe à 200 dollars. Ce montant, c’est ce que de nouveaux locataires, venus de Syrie et prêts à partager la chambre à plusieurs, sont prêts à débourser. L’ancienne enseignante est mise à la porte. Quand Mme Ibrahimchah la rencontre, cela fait trois semaines qu’elle est dans la rue, sa Samsonite pour tout bagage. Le soir même, Maya Ibrahimchah lui fournit une chambre pour dormir, avant de l’installer dans un appartement.
À travers cette femme, elle rencontre d’autres anciens enseignants ou retraités dans la même situation ; celle de personnes ayant travaillé toute leur vie mais qui se retrouvent dans l’indigence quelques années après leur retraite car elles ont épuisé leurs indemnités et leurs économies dans un pays où les filets de protection sociale sont quasi inexistants.
La voiture, le téléphone, les factures et puis… la maison
« Il faut modifier la loi et remplacer les indemnités de fin de service par une pension de retraite perçue à la fin de chaque mois », martèle Maya Ibrahimchah. « On peut facilement basculer dans la pauvreté. Quelqu’un quitte son travail, et rapidement les indemnités de fin de service sont épuisées. Alors on pioche dans les économies, qui diminuent, elles aussi, rapidement. Alors certains retraités vendent leur voiture pour récolter un peu d’argent et économiser les frais d’essence. Ils sortent dès lors de moins en moins. Au fur et à mesure que le temps passe, ils n’ont même plus les moyens de recharger leur téléphone portable et deviennent de plus en plus isolés. Arrive le moment où ils ne peuvent plus payer les charges de la maison puis le loyer. Eux qui menaient des vies normales et dignes quand ils travaillaient sombrent dans la pauvreté et se voient contraints de vivre de l’aumône », explique-t-elle, reprenant un schéma courant.
Une situation que cette militante dans l’âme, luttant pour les causes les plus difficiles, ne peut accepter. Alors Maya Chams Ibrahimchah se mobilise. Elle fait appel à ses amis et connaissances pour monter le supermarché, restaurer les maisons et soigner ceux qui sont dans le besoin. Rapidement un réseau de soutien se constitue.
Pour les produits alimentaires, de nombreuses entreprises connues mettent la main à la pâte, notamment al-Taj Royal Mills, Taanayel les fermes, Café Super Brazil, Moulin d’or, Globus, Nestlé et L’Oréal, alors que la Lebanese Food Bank fournit les légumes et les fruits frais.
Pour la santé, de nombreux médecins travaillent bénévolement et la fondation Fayez Mouawad fournit les médicaments. « Pour les personnes âgées, les soins dentaires sont très importants. Grâce à un dentiste de notre réseau qui assure gratuitement des dentiers, les bénéficiaires réapprennent à sourire, notamment quand ils se regardent dans le miroir », affirme Maya Ibrahimchah. Pour la restauration des maisons, les amis de la fondatrice de l’association, notamment Élie Banna qui envoie ses ouvriers au prix de revient, et Meker qui offre les cuisines, fournissent matériel et main-d’œuvre.
« Jusqu’à présent, quinze maisons ont été entièrement restaurées, des chauffe-eau ont été installés dans 28 appartements. Les factures impayées d’eau et d’électricité ont été payées pour tout le monde », note Maya Ibrahimchah.
Pour restaurer les maisons et payer les loyers, Maya Ibrahimchah négocie avec leurs propriétaires. « Nous retapons gratuitement à condition qu’ils garantissent de garder un prix bas pour le loyer pour les dix ans à venir », explique-t-elle.
Maya Ibrahimchah lutte également contre l’isolement des plus vulnérables. « Il y a les jeunes retraités, âgés entre 64 et 74 ans, et les autres de 75 ans et plus. Chaque jeune retraité qui fréquente Beit el-Baraka s’occupe de trois autres personnes de plus de 75 ans en leur rendant régulièrement visite », note-t-elle.
Aujourd’hui, à Karm el-Zeitoun, un réseau commence même à se construire. Ainsi, tous les jours, le boulanger du quartier, voisin du supermarché, prépare des manakiche pour Beit el-Baraka qu’il leur vend au prix de revient. Et un coiffeur du quartier, impressionné par le travail effectué, ouvre gratuitement ses portes pour les fêtes aux femmes âgées suivies par Beit el-Baraka et qui veulent se faire couper et teindre les cheveux. Donner est contagieux.
Les différents visages de la pauvreté
Ne plus avoir honte de recevoir chez soi
Aline, la cinquantaine, est légèrement autiste. Elle vit avec son frère aîné Élie, également autiste, dans un petit appartement au sixième étage d’un immeuble à Karm el-Zeitoun. L’ascenseur s’arrête au cinquième étage et il faut prendre l’escalier pour arriver chez eux. Élie a trouvé récemment un travail de plongeur dans un restaurant d’Achrafieh. Durant de longues années, Aline et Élie ont vécu sans eau courante dans l’appartement, par manque de moyens. Et comme ils ne pouvaient plus payer les factures d’électricité, EDL leur a coupé le courant.
Beit el-Baraka a remeublé et restauré leur petit appartement en leur installant notamment des conduites d’eau, a payé tous les arriérés de loyer et l’abonnement pour l’électricité et l’eau. Aujourd’hui, Aline est contente de rester chez elle, cultivant des plantes aromatiques sur sa terrasse et confectionnant des gâteaux pour les personnes qui viennent lui rendre visite. « Avant que ma maison ne soit restaurée, j’avais honte de recevoir chez moi », dit-elle.
Un casse-tête pour payer les factures
À Jeïtaoui, Georges et Lina, frère et sœur, vivent dans une maison individuelle avec jardin. Ils viennent de prendre contact avec Beit el-Baraka et se rendent une ou deux fois par mois au supermarché de Karm el-Zeitoun. Georges a dû arrêter de travailler il y a un an et demi à cause d’une ostéoporose aiguë qui l’oblige à surveiller ses déplacements et à ne pas porter de charges de plus d’un kilo et demi. Lina, elle, a été vendeuse durant de longues années dans un magasin ayant pignon sur rue à Achrafieh.
« J’ai pris ma retraite et encaissé des indemnités de fin de service. Mais aujourd’hui, entre le temps qui est passé et la maladie de mon frère, j’ai tout dépensé », dit-elle. À un peu plus de soixante-dix ans, elle apprend à vivre dans le besoin. « Je dois aller au village pour des funérailles et je dois pour cela me faire teindre et couper les cheveux, mais je n’en ai pas les moyens », dit-elle. Quand on lui demande si elle peut se permettre d’acheter de nouveaux vêtements, elle répond dans un soupir : « Oh, cela fait bien longtemps que je ne me suis rien acheté, car le plus important est d’avoir de la nourriture dans le réfrigérateur et de payer les factures. » « Avant, ma nièce nous aidait financièrement. Elle nous payait l’électricité et le moteur par exemple. Mais l’entreprise qui l’emploie est en difficulté, et ma nièce n’encaisse plus son salaire qu’un mois sur trois. Elle ne peut plus nous aider », poursuit-elle.
Lina et Georges, qui sont propriétaires de la maison construite par leur père, rêvent de la restaurer car les murs et le plafond sont rongés par les moisissures. C’est ce que Beit el-Baraka fera prochainement, avant le début de l’hiver en tout cas.
Soigner un cancer métastasé
Jeanine vit dans une chambre de Bourj Hammoud. Elle était professeure d’arabe et avait également travaillé dans une entreprise à Dora. Elle s’est mariée à deux reprises et a trois enfants. Âgée aujourd’hui de 70 ans, elle a épuisé ses économies et souffre d’un cancer métastasé. « Jusqu’il y a deux ou trois ans, mes deux filles m’aidaient en payant mon loyer. Mais aujourd’hui, la vie est plus chère et elles ne peuvent plus me donner de l’argent comme avant. Elles doivent aussi s’occuper de leurs enfants », raconte-t-elle. Jusqu’à sa rencontre avec Beit el-Baraka, Jeanine avait fait le tour des médecins sans savoir de quoi elle souffrait. Un spécialiste avait même suggéré de l’amputer des jambes. Aujourd’hui, même si elle a du mal à se déplacer et a toujours mal aux genoux, Jeanine peut se tenir debout et suit une chimiothérapie. Elle est suivie par les médecins de Beit el-Baraka qui l’aide aussi à payer son loyer.
« J’ai toujours été généreuse. D’ailleurs, l’épicier du coin me connaît et c’est pour cela qu’actuellement il me laisse choisir des produits, même si j’ai une grosse dette auprès de lui, dont je doute pouvoir m’acquitter un jour. Mes voisines viennent me rendre visite et m’aident à me lever ou encore nettoient ma maison », dit-elle encore. Justement, Jeanine a les ongles des pieds et des mains élégamment vernis. « C’est mon ancienne voisine qui est passée. Elle a fait le ménage, m’a aidée à prendre mon bain et m’a verni les ongles », dit-elle en souriant.
Pour vos dons :
Toutes les branches de la BLC Bank.
Nom du compte Beit el-Baraka,
IBAN : LB91 0011 0000 0000 1031 0066 2596
Code Swift : LICOLBBX
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commentaires (13)
Exemple a suivre dans tout le lLiban bravo
Mounir Sader
11 h 06, le 08 septembre 2019