Monsieur le Président,
Michel Chiha, l’un des pères de la Constitution de 1926 – celle du « Liban fort » dont vous vous réclamez depuis 1988 –, disait que tout ce que les institutions perdent au Liban, c’est le confessionnalisme qui le gagne. Réciproquement, la surenchère confessionnelle détruit les institutions. Pour Chiha, le « Liban fort » était l’espace de refuge des « minorités associées » – et non l’espace vital de l’alliance des minorités – ce qui implique qu’il devait être « un pays où tout est équilibre et mesure », pas « un pays à coups de tête et à coups d’État ». « Ici, tout doit être mesure, équilibre, tolérance et raison », écrivait-il, en faisant la promotion du « vouloir-vivre ensemble » et de ce que Samir Frangié qualifiera, dans le même esprit, de « culture du lien » soucieuse de la vocation du pays du Cèdre à la liberté face au despotisme et à l’ouverture face à la tentation des replis identitaires et du populisme, ainsi que du respect de son rôle, compte tenu de l’histoire et de la géographie.
En ce sens, le « président fort », qui disposait de nombre de prérogatives constitutionnelles à même de faire du régime un principat et du chef de l’État un « prince » dans le régime de 1943, a toujours gouverné dans le respect du pacte national, selon la logique de la collaboration des pouvoirs et avec ses partenaires nationaux, pas celle de la confrontation et de l’épreuve de force permanentes avec tous. Sa force provenait de sa capacité à faire preuve d’ouverture et de transcendance dans son rôle de rassembleur national.
Entre 1943 et 1990, l’histoire politique et constitutionnelle du pays regorge de cas où les remises en question par le sommet de la hiérarchie politique du sens de l’équilibre et de la mesure dans la gestion du pouvoir prôné par Chiha ont débouché sur des expériences catastrophiques – l’épitomé étant naturellement la guerre civile de 1975.
Monsieur le Président,
Les incidents de Bassatine-Qabr Chmoun, le 30 juin dernier, ne sont pas sans réveiller les vieux démons d’une discorde sectaire à même d’embraser la Montagne libanaise, et avec elle tout le pays.
Aussi, et à partir de tout ce qui précède, paraît-il plus que jamais nécessaire de vous interpeller aujourd’hui, à l’heure où la paralysie des institutions menace plus que jamais le fil ténu de stabilité politique, sécuritaire, économique et financière sur lequel le pays repose, et où le climat des libertés publiques s’atrophie de jour en jour, avec une résurgence, sous votre mandat, de la tutelle sécuritaire, dont vous et vos partisans aviez été l’une des principales victimes sous l’occupation syrienne.
Et pourquoi donc ?
Qu’est-ce qui explique ce climat d’agitation frénétique initié, sur l’ensemble du territoire libanais et sur tous les sujets sensibles, par votre gendre, le chef du Courant patriotique libre, à trois ans encore de l’élection présidentielle ?
Car comment expliquer, autrement que par une volonté d’un candidat de se légitimer aux yeux de sa communauté dans la perspective de la prochaine présidentielle, cette fièvre qui réveille toutes les blessures du passé, de la Montagne à l’hinterland chrétien en passant par la ligne de fracture avec les sunnites, et ce alors que votre avènement à la présidence de la République en octobre 2016 était placé, selon votre propre rhétorique, sur la logique de tourner une fois pour toutes les pages sinistres du passé, réconciliations à l’appui ?
Pourquoi cette vague de folie et d’antagonismes cumulatifs, Monsieur le Président ?
N’avons-nous pas suffisamment payé le prix de nos échecs du passé pour comprendre que la logique de la force brutale et de l’unification du fusil finit par provoquer un affaiblissement de celui qui l’utilise – même s’il bénéficie, au demeurant, d’une force supplémentaire convoyée par un allié puissant sur le terrain ? N’avons-nous pas appris – et votre éviction et votre exil par l’occupant syrien en est la preuve la plus puissante – que le refoulé finit toujours par revenir en force, aux dépens de celui qui « censure » ?
Monsieur le Président,
Dans tous les pays « forts », la plupart des lois électorales régissent les dates de début et de fin des campagnes électorales et en fixent les conditions. Les moyens et les méthodes de promotion et d’expression autorisés et pratiqués au cours de la campagne électorale se terminent avec la fin du processus électoral, et les personnes qui s’opposent aux résultats en appellent à l’autorité compétente. Par la suite, la société, non sans quelques soubresauts éphémères parfois, revient à un état normal, et le perdant félicite généralement le gagnant. En bref, la période électorale est une période « extraordinaire », que ce soit en Amérique, en France ou au Liban.
Pourquoi alors le chef du CPL a-t-il décidé de se battre durant les six ans de votre mandat ? Est-il possible de nier le fait que lors de ses visites dans les différentes régions libanaises, il utilise le ton et la rhétorique musclés propres à ce que sont devenues les campagnes électorales au Liban, pour exalter les passions et mobiliser autour de lui ? Comment interpréter sinon le slogan relatif aux « droits des chrétiens », brandi tantôt face aux druzes qui se démarquent de vos options stratégiques, tantôt face au Premier sunnite qui est pourtant votre principal partenaire et garant, tantôt face à vos « alliés » chrétiens et tantôt face au président de la Chambre chiite – mais jamais face au Hezbollah, dont la mainmise sur tous les secteurs névralgiques de l’État libanais, aux dépens des chrétiens, de leurs valeurs et de leurs responsabilités historiques en termes de « liberté, de souveraineté et d’indépendance » (votre slogan de naguère), et aux dépens de tous ceux qui aspirent à un Liban pacifique, démocratique, libre et ouvert sur son environnement arabe et international est désormais incontestable ?
Quel « Liban fort » votre mandat est-il à même de livrer aux jeunes alors que le successeur autoproclamé à la dynastie politique que vous avez créée rogne d’ores et déjà sur vos capacités de succès en faisant feu de tout bois sur tout le monde – puissances occidentales, organisations internationales, chancelleries, partis politiques, réfugiés… jusqu’aux intellectuels, aux artistes et aux simples usagers des réseaux sociaux qui osent critiquer son discours de la haine – alors que le monde entier tente de nous venir en aide pour éviter le cataclysme économique, social, environnemental et sanitaire ?
Sommes-nous condamnés à revenir à nouveau dans trois ans au scénario selon lequel votre gendre serait devenu le « plus fort des chrétiens » et qui, par conséquent, au nom d’un « consensualisme » pervers et douteux qui ferait Michel Chiha se retourner dans sa tombe et qui serait plus proche du tribalisme que de l’esprit du système libanais, bloquerait toutes les institutions jusqu’à ce que le combat cesse et que les rivaux capitulent pour éviter le pire ? En somme, la politique du bord du gouffre comme promontoire pour arriver au pouvoir… N’est-ce pas là l’institutionnalisation d’un « bullying » politique, avec l’aide des forces de facto sur le terrain, qui dénature complètement les mécanismes institutionnels et constitutionnels du pays ?
Faut-il encore une fois, sous le couvert des « chrétiens forts » dont « les droits ont été spoliés » par le régime issu de Taëf – une logique du reste sujette à débat – que certains de vos conseillers se livrent à des interprétations « constitutionnelles » qui finiront, in fine, par galvauder encore plus la Constitution libanaise et la parité islamo-chrétienne… au profit d’une autre répartition du pouvoir entre les communautés qui ne sera pas, comme vous le pensez peut-être, à l’avantage des chrétiens, mais au seul avantage du Hezbollah et des visées de l’Iran ?
Monsieur le Président,
Il n’est pas trop tard pour éviter le pire, ni pour rectifier le cours des événements. Mais cela passe d’abord par la nécessité de cesser de blâmer les autres parce qu’ils réagissent à des provocations dont ils sont victimes, pas responsables. Cela implique aussi de limiter le pouvoir de nuisance de ceux qui, autour de vous, entraînent votre mandat, et avec lui tout le pays, sur une pente glissante et vers une somme de dangers, à l’heure où le Moyen-Orient, voire le monde entier, traversent une période de grandes turbulences. Cela nécessite enfin un retour au sens et à la vocation du Liban – n’est-ce pas l’objet de votre projet d’Académie du dialogue ? – c’est-à-dire à la mesure, à la pondération, et à la volonté de vivre-ensemble en tant que citoyens égaux, libres et en paix, loin du discours de la haine, de l’exclusion et de la surenchère communautaire. C’est l’essence du « message de paix » de Jean-Paul II – le chrétien le plus « fort » de l’histoire contemporaine, celui qui a fait chuter rien moins que l’Union soviétique.
L’histoire maudit les retardataires.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
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Bravoun article remarquable je souhaiterai avoir les coordonnes de mihelpour le feliciter de vive voix
09 h 31, le 13 août 2019