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Nos Lecteurs ont la Parole - Sissi BABA

Aux jeunes de mon pays

Je m’adresse à vous, jeunes et laboureurs de mon pays, sans que je sois, pour autant, de haute importance. En fait, je ne suis rien sinon l’écho des quelques mots à peine qui glissent dans ma tête. Je ne représente personne et, malheureusement, personne ne me représente dans le Parlement de mon pays. Je m’adresse à vous, moi, présidente de ma propre pensée qui n’est autre que l’enfant en voie d’évolution sortant de la matrice des livres, de l’art mais surtout d’un amour de vie. Je m’adresse à vous, et mon « je » n’est pas tout à fait le mien car je fais élégamment la grossière révérence à celle du romantisme. Ainsi, « quand je parle de moi, je parle de vous » et les pronoms qui sont censés être différents, divisés, séparés, se confondent ici en un.

Vous et moi. Voici déjà le premier problème de notre nation : division identitaire qui varie selon le contexte. Je vais donc anticiper et passer à la solution qui se manifeste par le simple usage du « nous ». Il est dommage qu’un problème majeur divisant le Liban depuis le XXe siècle soit une affaire de pronom personnel. Il a fallu du temps pour apprendre que « vous et nous » ou « eux et nous » font toujours un, un « nous » qui crie haut et fort « Koullouna lil watan ». Mais si le watan tremble depuis des décennies, c’est parce que le koullouna de ses jeunes est affreusement divisé, et divisé même en cinq catégories :

Les jeunes des superlatifs sociaux

Ils croient avoir trouvé la réponse à toutes les questions. Ni université ni travail ne leur ont appris à questionner l’appartenance au clan, ou, du moins, à questionner. Ils sont donc incapables de devenir de véritables citoyens. Pour eux, leur religion est la meilleure, les autres n’existent pas ou existent pour servir d’exemple au blasphème. Leur père est le plus fort, leur mère la plus honnête. Ils sont prisonniers des valeurs de leur famille-tribu et se noient sans direction dans les coutumes tracées par leur société. « Ces gens-là », selon Brel, sont aussi « les Flamandes ». Ils ne reçoivent rien, donc ne produisent ni ne créent rien. Ils ne fournissent au pays qu’une progéniture aussi pourrie et aussi plate qu’eux.

Les jeunes des superlatifs patriotiques

Entre les fiers « je ne quitte jamais le Liban » et les larmoyantes déchirures des « je ne reviendrai jamais au Liban », il existe une question plus délicate : De quel Liban parlez-vous… parlons-nous ? Entre espoir des uns et total désespoir des autres, les émotions mal orientées et surtout mal exprimées s’unifient toutes autour de l’amour du Liban-patrie ; elles s’unifient aussi autour de la haine du Liban-État. Les gens confondent hélas ces deux entités. Si confusion ou fusion doit exister, qu’elle se manifeste seulement à travers le pronom personnel ou le sujet, non l’objet. À la patrie nous devons tous et volontiers l’amour ; face à l’incompétence de l’État nous devons tous la rage et l’intolérance. Pourquoi ne pas nous unir donc autour de notre patrimoine unifiant et autour de ses icônes, dont Gebran qui a vu, depuis un siècle déjà, que patrie et État ne font pas un au Liban, ce qui l’a poussé à clarifier la distinction pour que le vrai Liban ne subisse l’injustice des injures qu’il faut plutôt adresser à ses dirigeants.

Les jeunes du suicide

Pour eux, vivre c’est attendre la mort… Et certains n’attendent pas. Ce sont les gens qui n’ont jamais trouvé leur passion ou ceux à qui l’État a ôté la passion. Croyant que le paradis est seulement ailleurs mais incapables de sortir de l’espace géographique qui les étouffe, ils vivent en mode végétal, faute de mourir, ou ils se laissent écraser par la vie qui est par définition une aventure fourrée d’obstacles. Ce sont des adultes qui vont chaque jour au travail pour perdre encore le temps à faire ce qu’ils n’aiment point faire. Ne sachant comment ni pourquoi sourire, leur regard est vide, leur visage est gris car le sang ne circule pas, car le cœur ne pompe pas, car le cœur ne désire plus. Le rouge est la couleur de la vie, du sang, c’est celle du désir. Désirer quelqu’un ou quelque chose fait circuler la vie dans le corps. Désirer le Liban fera exister le Liban. Nombreux sont les désenchantés qui ont tout délaissé car ils ont capitulé. Les audacieux devant la mort volontaire et qui passent à l’acte prouvent qu’ils sont en fait lâches car ils ont peur de la vie. Les autres suicidaires « en théorie » ne font ni bien ni mal au pays. Ce sont des souffles en plus… En plus, en moins, ils n’ont aucune importance.

Les jeunes de la sucette

Sont les calculateurs et les pragmatiques, tous nos jeunes qui ont vu dans le compromis une philosophie de vie. En échange de la séduisante sucette, ils acceptent de vendre une part de leur âme ou principes. Tranquilles dans une vie d’adulte responsable dont ils ont accepté les règles, ils se donnent à la production dans des domaines parallèles à ceux de leurs rêves. Éduqués et cultivés, occasionnellement bouleversés, leur revenu leur permet d’échapper momentanément à l’absurdité de leur sort à travers les voyages et les spectacles qu’ils dégustent. Contributeurs à l’économie du pays, ce sont les gens qui entrent dans la hiérarchie. C’est parce qu’ils sont bien éduqués et sont souvent ouverts d’esprit qu’ils peuvent parfois tomber dans la prétention et élargissent – au lieu de réduire – le fossé des malentendus.

Les jeunes du substrat

Leur vie même est un spectacle en soi. Ces jeunes n’attendent pas qu’un chef d’entreprise lise leur CV ou qu’un chef d’État les dirige ; ils ne cherchent pas à répondre aux demandes du marché ; ils en créeront un. Ils érigent eux-mêmes les tours, les projets et les initiatives. Visionnaires, ils bousculent, créent les règles du jeu et bouleversent car ils sont justement trop bouleversés. Ce sont les gens à qui on ne demande pas d’agir comme tout le monde, de suivre un dogme, une religion, de postuler pour un poste ou de se marier. Leur travail est le fruit de l’amour et s’ils se marient, c’est vraiment par amour. Pleins de vie, de folie, d’imagination mais surtout de courage, ils ont trop de tête, de cœur et d’audace pour agir dans leur propre bon sens. Ils sont dotés d’une responsabilité colossale et agissent par amour non par devoir, bien que leur mission soit presque impossible. Ils s’acharnent à nettoyer la faute de l’incompétent, à illuminer l’ignorant, à donner à voir au spectateur, à inspirer le rêveur. En eux se réunissent Prométhée, Atlas et Icare, pour n’en citer que quelques-uns. Pour eux, la littérature n’est ni un livre ni un cours, mais une action, la science, un moyen de révolution, les échos de la beauté et de l’art, des directives. Ainsi, le « koullouna lil watan » devient pour eux un commandement. Même quand leur espoir est réduit, leur espérance demeure intacte. Leur enchantement obstiné et leur travail dérangent le sommeil des comploteurs et des corrompus car ils font la grossière pompeuse révérence au drapeau et connaissent par cœur leur hymne, et…quand ils chantent « tous pour la patrie, la gloire et le drapeau », ils unifient peuple et Liban-patrie contre corruption et incompétence du Liban-État, pour que le Liban redevienne, comme il se doit, « dourrat al-charkayn, mali’ al-kotbayn ».

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Je m’adresse à vous, jeunes et laboureurs de mon pays, sans que je sois, pour autant, de haute importance. En fait, je ne suis rien sinon l’écho des quelques mots à peine qui glissent dans ma tête. Je ne représente personne et, malheureusement, personne ne me représente dans le Parlement de mon pays. Je m’adresse à vous, moi, présidente de ma propre pensée qui n’est autre que...

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