Avec juillet vient le temps des cerises, rubicondes comme des crépuscules de canicule. La moiteur semble monter à l’abordage de la ville ; très vite, les fraîcheurs de juin ne sont plus qu’un souvenir. Saturé de jasmin et de gardénia, l’air lourd la nuit donne le signal de la transhumance et les Beyrouthins qui possèdent un pied-à-terre à la montagne se dépêchent d’y trouver refuge.
Ceux qui n’ont pas ce privilège peuvent passer quelques jours, parfois quelques semaines, dans un établissement hôtelier : c’est probablement le cas de cette famille arménienne du milieu des années 1960 qui a choisi Baabdate et son tout nouvel hôtel Shalimar pour séjourner au frais.
Situé au sommet d’une colline, le Shalimar bénéficiait d’un écrin féerique : tout alentour, c’était la pinède, parcourue de sentiers millénaires où il faisait bon commencer la journée par une marche quand le soleil est encore doux. L’arôme des résineux, de la sauge et d’autres plantes endémiques aux noms médicinaux était une ivresse pour les sens. Une petite brise matinale revigorait les corps pas encore tout à fait réveillés. De temps en temps, on entendait, entre deux pépiements, un moucheron érafler la quiétude de la forêt, pressé de marquer son passage avant l’entrée en scène des cigales. Et puis au retour, satisfait d’avoir fait son sport quotidien, on s’installait à l’ombre de la terrasse couverte pour y passer le reste de la journée.
C’est là que nous retrouvons notre personnage. Avec regret, elle demeurera une anonyme tant qu’aucun de ceux qui l’ont connue et aimée ne se sera manifesté. Elle porte une robe au tissu imprimé typiquement sixties avec un thème piscicole en rupture notable avec le lieu - à moins qu’il ne s’agisse d’un rappel des fossiles dont le Liban est gorgé. Sans autre accessoire qu’un sobre bracelet qui souligne la finesse des poignets, la dame fait preuve d’un raffinement qu’elle accentue avec un maquillage très discret. Elle sait être photogénique, cela se voit dans la pose de trois-quarts tournée à gauche et le demi-sourire qui découvre juste ce qu’il faut d’une jolie dentition, à l’exacte croisée entre séduction et souvenir de vacances. Il faut dire qu’elle ne sourit pas à n’importe qui mais à un admirateur qui s’occupe de l’archivage de ce séjour en montagne, auquel est consacré le reste de ce rouleau de négatifs couleurs qui n’ont pas perdu une nuance de leur fraîcheur.
Et elle triture un curieux objet dont nous n’avons pas réussi à percer le mystère : visionneuse de diapos ? Boîtier d’appareil photo ? Poste de radio «transistor» ? Le saurons-nous jamais et de toute manière, personne ne s’en soucie car l’accessoire ne sert qu’à lui occuper les mains pour faire plus naturelle.
Autour d’elle, le rouge domine comme s’il avait plu des cerises. La dame est assise sur une chaise « spaghetti » emblématique des années soixante, et pour cause : l’objet figure sur à peu près toutes les photos de jardins prises à l’époque et jusqu’à la fin du siècle pour les plus résistantes. Cette chaise devait connaître un succès insensé dans notre pays, que ce soit dans les chalets de plage ou de montagne, dans les jardins ou même dans les cuisines et plus tard dans les abris, en raison de sa légèreté, de sa facilité d’entretien et de sa résistance aux intempéries. Mais la panoplie de jardin ne saurait être complète sans la balancelle en tissu assorti et son petit grincement, irrésistible invitation au farniente de fin de journée, lorsque l’on attend le souper en dévorant le dernier roman dont on parle.
Il avait belle allure, le Shalimar, avec son architecture épurée, ses balcons rehaussés de fer forgé et sa verrière au rez-de-chaussée. Ouvert en 1962, il proposait 54 chambres toutes équipées de salles de bains et même de chauffage central, caractéristique curieuse puisqu’il n’était ouvert que de juin à octobre. À l’époque de cette photo, il était de loin le plus cher de la région avec une nuitée à 23 livres contre 13 pour ses voisins (Colibri, Villa Baabdate, Tindala House et Sérénada) et c’était le seul équipé d’un ascenseur. C’était donc un hôtel de grand luxe : notre famille arménienne devait être bien aisée.
Lorsqu’on est né au Liban dans les années 1960, la jeunesse ne dure que le temps d’un après-midi : à treize ans, le Shalimar devint le refuge des Beyrouthins qui fuyaient les bombardements. À vingt, il fut détruit à coup de boules d’acier et de pelleteuses. Mort jeune, il aura tout de même laissé son nom à un quartier de Baabdate et quelques souvenirs à une génération qui se remémore surtout la magnifique pinède.
Et la dame, me direz-vous ? Elle est certainement partie, quittant ce pays ou ce bas monde en nous laissant une caisse de négatifs sur lesquels son amoureux a marqué, pour une fraction d’éternité, toute l’admiration qu’il portait à son regard lumineux.
Remerciements à l’ami Camille Tarazi pour ses informations et ses souvenirs d’enfance relatifs au Shalimar.
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Ici battait le cœur de Beyrouth
commentaires (5)
Il serait peut-être bon de rappeler que Shalimar est le nom des jardins construits par l'empereur Shah Jahan à Lahore en 1641... Autre question, moi qui suis originaire de Baabdath: pourquoi s'obstine-t-on à écrire Baabdate alors qu'on écrit volontiers Beyrouth avec un 'h'? L'orthographe Beyrouth nous vient des Français, l'orthographe Baabdath, également! Tous les documents de l'époque du mandat l'attestent, comme, par exemple, le carnet de notes de ma mère qui a étudié chez les sœurs de la Charité de Besançon, Baabdath, datant de 1936...
Georges MELKI
16 h 52, le 06 juillet 2019