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Liban - La carte du tendre

Le temps des cerises au Shalimar

Sur la terrasse de l’hôtel Shalimar, négatif couleur. Collection Georges Boustany

Avec juillet vient le temps des cerises, rubicondes comme des crépuscules de canicule. La moiteur semble monter à l’abordage de la ville ; très vite, les fraîcheurs de juin ne sont plus qu’un souvenir. Saturé de jasmin et de gardénia, l’air lourd la nuit donne le signal de la transhumance et les Beyrouthins qui possèdent un pied-à-terre à la montagne se dépêchent d’y trouver refuge.

Ceux qui n’ont pas ce privilège peuvent passer quelques jours, parfois quelques semaines, dans un établissement hôtelier : c’est probablement le cas de cette famille arménienne du milieu des années 1960 qui a choisi Baabdate et son tout nouvel hôtel Shalimar pour séjourner au frais.

Situé au sommet d’une colline, le Shalimar bénéficiait d’un écrin féerique : tout alentour, c’était la pinède, parcourue de sentiers millénaires où il faisait bon commencer la journée par une marche quand le soleil est encore doux. L’arôme des résineux, de la sauge et d’autres plantes endémiques aux noms médicinaux était une ivresse pour les sens. Une petite brise matinale revigorait les corps pas encore tout à fait réveillés. De temps en temps, on entendait, entre deux pépiements, un moucheron érafler la quiétude de la forêt, pressé de marquer son passage avant l’entrée en scène des cigales. Et puis au retour, satisfait d’avoir fait son sport quotidien, on s’installait à l’ombre de la terrasse couverte pour y passer le reste de la journée.

C’est là que nous retrouvons notre personnage. Avec regret, elle demeurera une anonyme tant qu’aucun de ceux qui l’ont connue et aimée ne se sera manifesté. Elle porte une robe au tissu imprimé typiquement sixties avec un thème piscicole en rupture notable avec le lieu - à moins qu’il ne s’agisse d’un rappel des fossiles dont le Liban est gorgé. Sans autre accessoire qu’un sobre bracelet qui souligne la finesse des poignets, la dame fait preuve d’un raffinement qu’elle accentue avec un maquillage très discret. Elle sait être photogénique, cela se voit dans la pose de trois-quarts tournée à gauche et le demi-sourire qui découvre juste ce qu’il faut d’une jolie dentition, à l’exacte croisée entre séduction et souvenir de vacances. Il faut dire qu’elle ne sourit pas à n’importe qui mais à un admirateur qui s’occupe de l’archivage de ce séjour en montagne, auquel est consacré le reste de ce rouleau de négatifs couleurs qui n’ont pas perdu une nuance de leur fraîcheur.

Et elle triture un curieux objet dont nous n’avons pas réussi à percer le mystère : visionneuse de diapos ? Boîtier d’appareil photo ? Poste de radio «transistor» ? Le saurons-nous jamais et de toute manière, personne ne s’en soucie car l’accessoire ne sert qu’à lui occuper les mains pour faire plus naturelle.

Autour d’elle, le rouge domine comme s’il avait plu des cerises. La dame est assise sur une chaise « spaghetti » emblématique des années soixante, et pour cause : l’objet figure sur à peu près toutes les photos de jardins prises à l’époque et jusqu’à la fin du siècle pour les plus résistantes. Cette chaise devait connaître un succès insensé dans notre pays, que ce soit dans les chalets de plage ou de montagne, dans les jardins ou même dans les cuisines et plus tard dans les abris, en raison de sa légèreté, de sa facilité d’entretien et de sa résistance aux intempéries. Mais la panoplie de jardin ne saurait être complète sans la balancelle en tissu assorti et son petit grincement, irrésistible invitation au farniente de fin de journée, lorsque l’on attend le souper en dévorant le dernier roman dont on parle.

Il avait belle allure, le Shalimar, avec son architecture épurée, ses balcons rehaussés de fer forgé et sa verrière au rez-de-chaussée. Ouvert en 1962, il proposait 54 chambres toutes équipées de salles de bains et même de chauffage central, caractéristique curieuse puisqu’il n’était ouvert que de juin à octobre. À l’époque de cette photo, il était de loin le plus cher de la région avec une nuitée à 23 livres contre 13 pour ses voisins (Colibri, Villa Baabdate, Tindala House et Sérénada) et c’était le seul équipé d’un ascenseur. C’était donc un hôtel de grand luxe : notre famille arménienne devait être bien aisée.

Lorsqu’on est né au Liban dans les années 1960, la jeunesse ne dure que le temps d’un après-midi : à treize ans, le Shalimar devint le refuge des Beyrouthins qui fuyaient les bombardements. À vingt, il fut détruit à coup de boules d’acier et de pelleteuses. Mort jeune, il aura tout de même laissé son nom à un quartier de Baabdate et quelques souvenirs à une génération qui se remémore surtout la magnifique pinède.

Et la dame, me direz-vous ? Elle est certainement partie, quittant ce pays ou ce bas monde en nous laissant une caisse de négatifs sur lesquels son amoureux a marqué, pour une fraction d’éternité, toute l’admiration qu’il portait à son regard lumineux.

Remerciements à l’ami Camille Tarazi pour ses informations et ses souvenirs d’enfance relatifs au Shalimar.



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commentaires (5)

Il serait peut-être bon de rappeler que Shalimar est le nom des jardins construits par l'empereur Shah Jahan à Lahore en 1641... Autre question, moi qui suis originaire de Baabdath: pourquoi s'obstine-t-on à écrire Baabdate alors qu'on écrit volontiers Beyrouth avec un 'h'? L'orthographe Beyrouth nous vient des Français, l'orthographe Baabdath, également! Tous les documents de l'époque du mandat l'attestent, comme, par exemple, le carnet de notes de ma mère qui a étudié chez les sœurs de la Charité de Besançon, Baabdath, datant de 1936...

Georges MELKI

16 h 52, le 06 juillet 2019

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Commentaires (5)

  • Il serait peut-être bon de rappeler que Shalimar est le nom des jardins construits par l'empereur Shah Jahan à Lahore en 1641... Autre question, moi qui suis originaire de Baabdath: pourquoi s'obstine-t-on à écrire Baabdate alors qu'on écrit volontiers Beyrouth avec un 'h'? L'orthographe Beyrouth nous vient des Français, l'orthographe Baabdath, également! Tous les documents de l'époque du mandat l'attestent, comme, par exemple, le carnet de notes de ma mère qui a étudié chez les sœurs de la Charité de Besançon, Baabdath, datant de 1936...

    Georges MELKI

    16 h 52, le 06 juillet 2019

  • Un tout petit souvenir des années 1955, je venais de mon Kesrouan natal à Baabdate. pour rencontrer une charmante créature si jolie que seul Dieu peut en créer de pareilles. Ses parents habitaient non loin de l'hôtel Shalimar à Baabdate situé dans une descente à gauche de la route Beyrouth/Dhour-Choueir via Broummana. Depuis plus de 65 ans, je ne suis jamais revenu dans cette partie du Metn. C'est bien plus tard que j'ai appris que "Shalimar" était le nom d'un parfum de Guerlain créé en 1921.

    Un Libanais

    15 h 20, le 06 juillet 2019

  • "Quand nous chanterons le temps des cerises Et gai rossignol et merle moqueur Seront tous en fête..." (Jean-Baptiste Clément en 1866)

    Un Libanais

    13 h 24, le 06 juillet 2019

  • Les années soixantes ... cette confiance aveugle dans la soit-dite science, dans les materiaux synthétiques (par exemple pour les chaises) et "le progrès" ...

    Stes David

    10 h 42, le 06 juillet 2019

  • La dame au transistor, tous deux hélas, passés au passé vu l’âge de cette photo qui pourtant fige la jeunesse et la beauté de cette jeune fille qui vous a sans aucun doute tapé dans l’oeil pour nous donner un si joli texte qui nous rafraîchit la mémoire nous rappelle les chaises spaghettis ou scoubidous et titille nos souvenirs. Merci Georges Boustany, continuez votre beau périple à travers le temps, c’est bien beau.

    Lecteurs OLJ 3 / BLF

    06 h 57, le 06 juillet 2019

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