Le royaume hachémite n’avait pas vraiment le choix : malgré ses évidentes réticences, la Jordanie sera bien présente à la conférence de Manama les 25 et 26 juin où devrait être dévoilé le volet économique du plan de paix israélo-palestinien élaboré par le conseiller et gendre du président américain, Jared Kushner. La présence jordanienne, au même titre que celle de l’Égypte, était une condition sine qua non pour les Américains pour que le sommet n’apparaisse pas comme un fiasco complet, alors que les principaux intéressés, Israéliens et Palestiniens, ne seront pas de la partie.
Avec ses deux millions de réfugiés palestiniens, sa paix séparée avec l’État hébreu en 1994 et son statut de gardien des lieux saints de Jérusalem, Amman joue un rôle central dans le dossier israélo-palestinien. Mais le royaume hachémite, fragilisé par un contexte de crise socio-économique et dépendant de l’aide humanitaire étrangère, n’a ici que peu de marge de manœuvre. Le 29 mai dernier, lors de la tournée régionale de Jared Kushner, le roi Abdallah a réaffirmé la position jordanienne soulignant qu’il n’y aurait pas de paix sans la création d’un État palestinien, alors que le nouveau plan américain devrait abandonner la politique traditionnelle de la solution à deux États. La Jordanie a de quoi s’inquiéter : les fuites dans la presse évoquent la création d’une province palestinienne comprenant la Cisjordanie et la bande de Gaza, sans réelle souveraineté palestinienne. Le deal prévoirait la construction d’infrastructures gazaouies sur le territoire égyptien, ainsi qu’une autoroute reliant la bande de Gaza à la Cisjordanie. Ces infrastructures seraient financées à 70 % par les pays du Golfe, à 20 % par l’Union européenne et à 10 % par les États-Unis. Plus grave pour Amman : le deal compte revenir sur le statut des réfugiés palestiniens bénéficiant du droit au retour, avec par conséquent un démantèlement de l’Unrwa, l’agence onusienne qui s’occupe des réfugiés palestiniens à laquelle les États-Unis ne contribuent plus financièrement depuis août 2018.
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« Palestine alternative »
« L’accord ne contient a priori aucune perspective d’État palestinien, mais plutôt une série de propositions économiques faisant du contrôle israélien sur la Cisjordanie et Gaza une inévitabilité un peu moins douloureuse pour la population palestinienne », résume pour L’OLJ Lucas Russell, professeur à l’université d’État du Michigan.
Ce scénario proposé par les Américains entérinerait l’intégration des réfugiés palestiniens en Jordanie. « On a été averti maintes fois sur la possibilité que la Jordanie devienne une “Palestine alternative”, avec la population palestinienne devenant très vite démographiquement majoritaire – l’arrêt du financement américain de l’Unrwa, aide nécessaire à la Jordanie, ainsi que les pressions américaines incitant la Jordanie à retirer le statut de réfugiés aux Palestiniens, font de cet accord une claire remise en cause des fondements de l’accord américano-jordanien sur la question des réfugiés », estime pour L’OLJ Sarah Tobin, anthropologue au Chr. Michelsen Institute.
Autre source d’inquiétude : Amman pourrait être privé de son statut de gardien des lieux saints. « Craignant que l’accord ne confie la gestion des lieux saints de Jérusalem à une autorité administrative arabe conjointe, avec une autorité spéciale accordée à l’Arabie saoudite sur la mosquée al-Aqsa, le roi Abdallah II a rencontré Mahmoud Abbas en février 2019 pour affirmer les termes convenus lors des accords d’Oslo », indique pour L’OLJ Hana Jaber, chercheuse à l’Arab Reform Initiative. Cela porterait un coup à la légitimité de la dynastie hachémite.
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Numéro d’équilibriste
Si ce « deal du siècle » ne passe pas pour favorable aux Jordaniens, le royaume ne peut se permettre de répondre par la négative, au moins à ce stade, à la dynamique initiée par les Américains et soutenue par les pays du Golfe. L’économie jordanienne est loin d’être au beau fixe. La dette publique est de 40 milliards de dollars et le taux de chômage s’approche des 20 %. Le pays est miné par une précarité économique et par des inégalités galopantes. « Le coût de la vie ne cesse d’augmenter, alors que les salaires ne suivent pas. Au niveau du royaume, le secteur public n’embauche plus et les opportunités d’expatriation se font de plus en plus rares. La corruption, peu connue dans le pays jusqu’au milieu des années 2000, est aujourd’hui régulièrement dénoncée », décrit Hana Jaber.
L’été dernier, l’initiative gouvernementale d’augmenter l’impôt sur le revenu, dans une tentative de renflouer les caisses de l’État, a causé un mouvement de contestation de grande ampleur. Les pays du Golfe, Arabie saoudite en tête, sont venus au secours de l’allié jordanien en lui accordant une aide de 2,5 milliards de dollars. Cette aide semble toutefois être en partie conditionnée à un alignement politique de Amman sur l’axe pro-saoudien dans plusieurs dossiers, y compris celui du conflit israélo-palestinien. La Jordanie n’est pas non plus en position de refuser les 1,2 milliard de dollars qu’elle reçoit des États-Unis chaque année. Non seulement Amman ira à Manama à reculons, mais il le fera tel un équilibriste qui doit soupeser à chaque décision les conséquences politiques et économiques pour le royaume.
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