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Nos Lecteurs ont la Parole - Par Maria HOMSY

Le quotidien de mon quotidien

En grandissant, le journal faisait partie intégrante de ma vie de tous les jours. Je le voyais partout, à la maison, dans le bureau de mon père, dans les salles d’attente, à la bibliothèque... Chaque matin, debout dans le Gemmayzé de mon enfance – cette rue autrefois parsemée de petits commerçants vieillissants qui avaient toujours un sourire en réserve pour nous –, le vendeur de journaux nous saluait, faisait passer le quotidien qu’il agrippait de sa main tremblotante par la fenêtre de la MG de mon père avec un paquet de Chiclets saveur tutti frutti « pour la petite », il disait. Mon père à son tour lui tendait deux longs billets bleus et lui criait « sallemoun » ! Il remettait ensuite le paquet de feuilles grisâtres sur mes genoux et ses mains sur le volant, me poussant à tourner les pages, lire les titres alors qu’il me conduisait à l’école, me racontant les faits des jours précédents aussi simplement qu’il pouvait. À cinq ans, je n’y comprenais pas grand-chose évidemment, mais j’écoutais, je déchiffrais, j’auscultais les photos en noir et gris dans l’espoir de pouvoir communiquer avec mon père dans cette langue qu’il appelait L’Orient. « Il est où mon L’Orient ? » « J’ai oublié mon L’Orient au bureau. » Pour moi, un journal s’appelait un « L’Orient » et c’était aussi vital qu’un paquet de pita.

Au fil des années, j’en ai vu défiler des milliers. Dans la rue, j’ai vu des SDF fourrer leurs vêtements de vieux journaux ; on me dit que c’était pour les isoler du froid. À la maison, j’ai vu ma mère fourrer de vieux journaux dans ses chaussures ; elle me dit que c’était pour préserver leur forme. Au magasin, j’ai vu une caissière envelopper des verres et des assiettes avec des journaux ; elle me dit que c’était pour les protéger. Au marché, j’ai vu le poissonnier empaqueter les rougets frais dans des journaux ; on me dit que c’était pratique. Dans la cuisine, j’ai vu mon père couvrir une flaque d’eau avec un journal ; il me dit que c’était pour nous empêcher de glisser. Puis un matin, j’ai vu le vendeur de journaux fermer sa boutique pour de bon ; il me dit que c’était les gens qui n’en achetaient plus, une partie n’étant plus intéressée par la lecture, le reste fixé à son écran.

J’ai regardé mon père qui tenait sous son bras son L’Orient habituel et je ressentis un petit serrement au cœur. Comment les mendiants allaient-ils se réchauffer si on n’avait plus de journal en papier ? Que ferai-je sans le petit craquement de feuilles matinal qui signifiait qu’un L’Orient avait fait son entrée dans notre maison ? Je menais déjà une vie plus écologique, je comprenais l’empreinte de l’homme sur notre terre, l’eau et les arbres affectés par notre consommation, mais je tenais à mon journal, à mon petit kiosque et son petit vendeur aux deux cheveux blancs comme la neige, à cette tradition rassurante, ces quelques feuilles qui menaient différentes vies dans chacune des nôtres. Le quotidien, c’était mon quotidien, il existait toujours, mais d’une façon moins palpable, moins sonore. Je perçus soudain mes matins futurs, et rien ne me désola plus en cet instant que l’idée qu’un jour, je devrai regarder ma nièce et lui demander : « As-tu vu mon iPad ? » J’imagine mal y mettre mon poisson.


Ce texte est le courrier d'un lecteur. A ce titre, il n'engage que son auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue de L'Orient-Le Jour.

En grandissant, le journal faisait partie intégrante de ma vie de tous les jours. Je le voyais partout, à la maison, dans le bureau de mon père, dans les salles d’attente, à la bibliothèque... Chaque matin, debout dans le Gemmayzé de mon enfance – cette rue autrefois parsemée de petits commerçants vieillissants qui avaient toujours un sourire en réserve pour nous –, le vendeur de...

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