«Nous allons faire en sorte de gagner la guerre économique contre l’ennemi (NDLR : israélien), comme nous l’avions fait sur le plan militaire. » Le ministre d’État pour le Commerce extérieur, Hassan Mrad, n’est visiblement ni un grand intellectuel, ni un grand politique, ni un esprit lumineux. Loin de là. Reconnaissons-lui pourtant le mérite non négligeable de n’absolument pas craindre le ridicule.
Le ministre, sunnite antiharirien et choisi par le président de la République, représente une importante partie des Libanais convaincus que ce petit pays et sa milice hezbollahie, aussi forte (et illégale, illégitime et anticonstitutionnelle) soit-elle, ont vaincu l’une des plus puissantes armées du monde – comment peut-on être aussi ou naïf, ou populiste, ou délirant, ou les trois à la fois, sans oublier que ce M. Mrad pérore également sur notre capacité à battre l’Etat hébreu sur le plan économique... On suppose que le très éclairé ministre inclut, dans ce triomphe utopique, à la fois les hydrocarbures et le tourisme. À la bonne heure. D’autant qu’à la limite, ce bla-bla tellement creux est juste puéril et inoffensif – si l’on zappe l’apologie de la milice et l’acceptation heureuse d’un État faible et vampirisé : chaque Libanais, d’où qu’il vienne, où qu’il se tienne, rêve de voir le Liban, en tant que pays, État et nation, battre Israël à plate couture à n’importe quel niveau.
La faute grave de Hassan Mrad et de ce camp du 8 Mars qu’il représente est ailleurs. Elle est dans cette réduction criminelle du concept de l’ennemi. Peu importe que ce monsieur pense s’exprimer au nom de tous les Libanais – personne n’est dupe. Ce qui est inadmissible, c’est cette obsession systémique et pathologique à oublier que le Liban a (au moins) deux ennemis, aussi vicieux, aussi barbares et aussi profondément détestables l’un que l’autre : les gouvernements israéliens successifs et le gang des Assad, de père en fils. Cette négation – qui a son double, d’ailleurs : une partie des Libanais, certes minime, estime que ces gouvernements israéliens, qu’ils soient de droite ou de gauche, ne veulent que le bien du Liban… –, cette fascination pour une sinistre concomitance des deux volets, libanais et syrien, qui ne demande qu’à resurgir, sont autant de trahisons qu’il faudrait un jour que la loi punisse.
Mais cela ne s’arrête pas là. Parce que ces gouvernements israéliens et ce gang Assad, à ne pas confondre, en aucun cas, avec les peuples des deux pays, ne sont réellement pas le cancer le plus grave, l’ennemi le plus redoutable, que le Liban doit combattre. Cela se devinait, se savait, se répétait depuis des décennies, cela ne fait désormais plus l’ombre d’un doute : le pire ennemi du Liban et des Libanais, ce sont les Libanais eux-mêmes. C’est nous.
Nous et notre fascinante incapacité à regarder dans la même direction, à transcender nos divergences lorsque notre avenir commun est en danger. Nous et notre insensée incapacité à être autre chose qu’un agglomérat de tribus, de clans, de sectes parfois, que seul fédère – et encore : nous sommes tellement nombreux à le maudire – ce passeport bordeaux raillé aux quatre coins du monde, ou presque… Nous et notre terrifiante incapacité à élire les bons représentants, à les sanctionner, à ne pas reproduire leurs tares et leurs incompétences, à ne pas faire confiance à toutes celles et tous ceux qui ne sont affiliés à aucun parti. Nous et nos allégeances, ou du moins nos affinités électives et antinomiques, avec, par ordre alphabétique, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Occident, la Russie, etc. Nous et notre haïssable méticulosité quand il s’agit d’institutionnaliser l’impunité, l’incompétence, la corruption. Nous et notre pathologique obsession à nous remplir les poches au lieu des caisses du Trésor – cette cupidité va finir par nous perdre. Nous et nos crimes – himalayens, impressionnants : le Liban aurait pu être un paradis touristique, environnemental, de libertés ; il n’est, grosso modo, qu’une caricature de lui-même, une (dés)illusion, un attrape-nigaud. Nous et notre sinistre maestria : personne mieux que nous, Libanais, n’est autant maître dans l’art d’avorter, de tuer dans l’œuf toute velléité d’évolution et de révolution, de progrès, de changement, aussi infime soit-il, de mentalités.
Le jour où nous commencerons par combattre nos premiers ennemis, les plus dangereux, les plus létaux, c’est-à-dire nous et, justement, nos mentalités, nous serons d(i)eux. Deux – un État-nation et un peuple – et dieux. D’ici là, contentons-nous d’être des vers de terre, captifs amoureux et fascinés par telle ou telle étoile – n’importe laquelle, en réalité, à part celle que le Liban aurait pu être.
commentaires (9)
Souvenez-vous avant le 25 mai 2000 des manifestations de toutes sortes de "résistants" exigeant "la 425 et seulement la 425". Le pire c'est qu'après la catastrophe du retrait israélien et leur invention aussi en catastrophe des Fermes de Chebaa même pas concédées officiellement par l'ennemi syrien, afin de lui plaire et de maintenir le front chaud comme du temps de l'OLP, ces faussaires se sont mis à fêter quand même la libération et nous ont amenés au bord du gouffre en 2006 avec des milliers de morts et de traumatisés, tout en revendiquant la victoire au motif que l'ennemi n'avait pas réalisé ses objectifs. Et ils sont au gouvernement et la moitié du peuple les suit. Personne ne peut croire.
M.E
22 h 49, le 20 mai 2019