Je ne suis entrée que deux fois à Notre-Dame de Paris. La première en touriste. Je me souviens d’un sentiment de malaise et de froid sous cette architecture monumentale. Trop grande pour l’humain, trop petite pour le divin, il m’avait semblé improbable à l’un comme à l’autre d’y trouver sa place. Par intermittence, un gardien intimait « Silence ! », en vain puisque le bourdonnement reprenait après une brève interruption, murmure, puis crescendo. Cela faisait sans doute longtemps qu’en dehors des offices il était impossible de prier à Notre-Dame. Trop de monde, trop de curieux, trop d’excitation, trop de bruit, aucune chance de recueillement.
La deuxième fois, touchée par le récit de Paul Claudel sur sa conversion, j’ai voulu m’approcher de ce « second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie » près duquel eut lieu l’événement qui, dit-il, domina toute sa vie. Toucher la matière de ce pilier, respirer l’air autour, interroger les murs, les arches, les rosaces, déchiffrer quelque arcane dans ce grand livre de pierre et ses grandioses enluminures, peut-être apercevoir un signe. Mais il n’y avait rien pour moi à Notre-Dame. C’est de l’extérieur qu’elle m’émouvait surtout, sa flèche qui m’était un repère, sa vaste jupe d’arcs-boutants qui semblait flotter sur la Seine, la lumière du couchant dorant son portail exactement. Ces détails s’étaient gravés d’eux-mêmes dans mon imagier sentimental de Paris. Je pouvais passer cent fois devant la cathédrale sans les voir. Je me contentais de savoir qu’ils étaient là et cela suffisait à mon confort. Tant qu’ils étaient là, j’étais moi aussi, en quelque sorte, à ma place. Comme tout le monde, la chute de la flèche dévorée par les flammes m’a chaviré le cœur. Tant d’orgueil mêlé à tant de dentelle, cette flèche… et tant de dérision dans ce feu distrait qui faisait bombance sur huit siècles d’histoire et d’histoires, de prodiges architecturaux, de détermination et de découragements, d’abandons et de recommencements, de sacres et de massacres.
J’aime l’idée que Notre-Dame de Paris ait été sauvée une première fois par la littérature. Victor Hugo avait réussi le prodige d’insuffler une âme à ce qui n’était plus, avant son roman, qu’une carcasse en quasi-déshérence. J’aime aussi l’idée que Viollet-Le-Duc se fut représenté en saint Thomas portant équerre, patron des architectes parmi les apôtres de cuivre entourant la flèche. Le poète a construit le mythe, le bâtisseur a placé l’édifice sous le signe du doute, vocable du perfectible.
Notre-Dame, métonymie de la céleste et maternelle bienveillance dont elle est l’écrin, a vu ce 15 avril son arche s’effondrer au-dessus de sa nef et le firmament tout entier se mêler à ses cendres. Sans doute avait-il fallu qu’il crève, ce plafond, pour fédérer la France et l’humanité tout entière autour d’un bien commun. Sans cesse en travaux, chichement entretenue au gré des disponibilités budgétaires, la cathédrale va enfin bénéficier, ironiquement grâce à deux géants de la mode, d’une cure de beauté qui lui permettra d’envisager quelques siècles de retraite sereine. Nombre d’entre nous ne la verront jamais achevée, mais quelle importance? C’est d’une nouvelle histoire dont elle aura surtout besoin.
commentaires (6)
Pour pouvoir juger il faudrait déjà pouvoir comprendre ce qu'on lit. Proverbe turc de la région de la Thrace.
FRIK-A-FRAK
22 h 19, le 18 avril 2019