L’annonce a eu l’effet d’une douche froide : 18 139 dossiers d’immigration en attente de traitement, dont certains depuis plus de quatre ans, seront éliminés d’un trait de plume par le gouvernement du Québec. Cette décision, annoncée le 7 février, était justifiée par le nouveau gouvernement de François Legault par le retard dans le traitement des dossiers accumulés avec les années. Le cabinet a également souligné sa volonté de réformer le système d’immigration afin qu’il soit mieux adapté aux besoins réels du marché du travail. En attendant, cette décision affecte plus de 50 000 personnes à travers le monde, dont des centaines de Libanais, estiment des experts en immigration consultés à Montréal. Entre 2014 et 2015, près de 2 400 Libanais sont arrivés au Québec en tant que résidents permanents, selon les données du ministère québécois de l’Immigration. Le Liban figure d’ailleurs sur la liste des 15 principaux pays d’origine des nouveaux arrivants et 40 % des Libanais admis au Canada en 2016 ont indiqué le Québec comme province de destination.
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« Ma confiance est ébranlée »
Fadia Rizk, une Libanaise résidant aux Émirats arabes unis depuis une dizaine d’années, espérait elle aussi faire du Québec la province de destination de sa famille, composée de son mari et de son fils de 6 ans. Trilingue et traductrice de profession, la trentenaire se dit outrée par la décision de Québec d’annuler sa demande, présentée en 2016.
« Aujourd’hui, je remets tout en question, affirme-t-elle. Est-ce que je veux vraiment faire une nouvelle demande ? Qu’est-ce qui les empêcherait d’annuler de nouveaux dossiers ? Ma confiance est ébranlée. »
Mme Rizk et son mari, qui travaille dans le domaine pétrolier et gazier, avaient envisagé de s’installer en Ontario avant de finalement choisir le Québec il y a trois ans. « Nous voulions vivre dans un environnement francophone, ouvert et multiculturel qui nous ressemblait », explique Mme Rizk. « Mais nous n’avons plus confiance en ce système qui s’est montré injuste avec des dizaines de milliers de personnes alors qu’elles n’y ont même pas encore mis les pieds », ajoute-t-elle.
« Nous ne sommes pas de simples numéros »
Adel Zemirli, 29 ans, vit lui aussi cette amertume. Né en France d’une mère libanaise et d’un père grec, il est arrivé à Montréal il y a deux ans avec un permis temporaire et a présenté une demande d’immigration en avril 2018. Aujourd’hui, il se retrouve coincé à Londres, son visa canadien ayant expiré et sa demande ayant été annulée.
« Je pensais vraiment que j’allais vivre au Canada », dit le jeune homme qui travaillait à Montréal dans une agence immobilière. « J’ai encore mon compte en banque là-bas, j’ai conservé mon numéro de téléphone, je me suis créé un réseau, ajoute-t-il. Je me suis même fait tatouer une feuille d’érable, l’emblème du Canada, mais maintenant, je me demande si je ne vais pas le regretter… » « En fait, je suis assez dégoûté », lâche-t-il enfin. Son message au gouvernement québécois : « Nous ne sommes pas des mouchoirs qu’on jette à la poubelle, nous ne sommes pas de simples numéros. Cette décision abîme vraiment l’image du Québec qui a pourtant déployé beaucoup d’efforts pour attirer les gens. »
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Un flou persistant
Contrairement aux autres provinces canadiennes, le Québec a le pouvoir de sélectionner ses propres candidats à l’immigration, en vertu d’un accord conclu en 1991 avec le gouvernement fédéral.
L’ancien programme d’immigration, baptisé « Mon projet Québec », était basé sur un système de points corrélé au niveau d’étude du candidat, à son âge, ses connaissances linguistiques en français et son expérience professionnelle. Les dossiers étaient traités sur la base du premier arrivé, premier servi.
Les nouvelles règles du jeu établies par le nouveau programme, appelé « Arrima », restent toutefois floues. Le ministre de l’Immigration Simon Jolin-Barrette a affirmé que ce nouveau système favorisera une meilleure sélection des candidats en fonction des besoins du marché et que les demandes seront désormais traitées en l’espace de six mois, tout en promettant de rembourser les candidats dont les dossiers ont été éliminés.
Les consultants transformés en boucs émissaires
Cependant, comme le rappellent plusieurs experts en immigration, les seuls frais qui seront remboursés sont les frais de la demande, soit près de 780 dollars par adulte et 160 dollars par enfant à charge, sans inclure les autres coûts liés à la présentation d’un dossier, dont la certification et la traduction de documents officiels ou encore les frais de recours aux services d’un consultant, qui peuvent s’élever à plus de 2 000 dollars canadiens (environ 1 500 dollars US). Sans oublier le test de français, obligatoire et valide pour deux ans seulement, qui coûte environ 400 dollars.
« Le gouvernement nous a transformés en boucs émissaires », se désole Chucrallah Tabib, consultant en immigration depuis plus de 18 ans au Québec. « Nous ne pouvons pas rembourser nos clients et en plus nous ne savons pas quoi leur dire par rapport aux prochaines démarches, parce que les nouvelles règles ne sont pas encore clairement définies », explique-t-il. Selon lui, l’immigration au Québec risque de devenir de plus en plus compliquée. « Je suis certain que sur les quelque 18 000 demandes annulées, 15 000 auraient été approuvées si Québec avait pris le temps de les étudier », affirme M. Tabib, laissant entendre que plusieurs candidats opteront maintenant pour d’autres provinces, comme l’Ontario.
Un espoir ?
Rima el-Helou, consultante réglementée en immigration canadienne et membre du registre québécois des consultants en immigration, souligne quant à elle les préjudices subis par les candidats qui attendent depuis plusieurs années. « Les personnes qui avaient 33 ans au moment de leur candidature il y a quatre ans, par exemple, auront moins de chances aujourd’hui, à 37 ans, parce les moins de 35 ans sont crédités de plus de points », explique-t-elle. Par ailleurs, les enfants qui étaient mineurs au moment de la candidature pouvaient être inclus dans la demande de leurs parents, mais, s’ils sont adultes aujourd’hui, ils devront présenter une demande à part.
Mme Helou rappelle aussi que le nouveau projet de loi comporte un article barrant la route à toute éventuelle poursuite judiciaire contre le gouvernement québécois. « Aucuns dommages et intérêts ni aucune indemnité en lien avec une (…) demande ne peuvent être réclamés au gouvernement », est-il mentionné à la fin du projet de loi 9, qui est actuellement en cours d’étude à l’Assemblée nationale.
Les experts rappellent toutefois que rien n’est encore joué alors que l’opposition à la réforme se mobilise et les voix appelant le gouvernement à revenir sur sa décision se multiplient. « La réputation du Québec à l’international en prend un sérieux coup et les effets d’une telle mesure perdureront longtemps », ont écrit près de 100 avocats dans une lettre ouverte adressée au gouvernement.
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17 h 34, le 19 février 2019